ÉCOLES WALDORF ET TRI-ARTICULATION SOCIALE
par Michel Laloux

Les écoles publiques prennent conscience qu’elles souffrent d’un manque d’autonomie. Et si les écoles Steiner donnaient l’exemple, en créant un réseau des « Ecoles de la Société Civile » ?

Michel Laloux

Michel Laloux

Parmi les nombreuses impulsions nouvelles données par Rudolf Steiner, il en est une qui concerne l’ensemble de l’organisation de la société et que l’on appelle la tri-articulation sociale. Dans son principe général, elle consiste à discerner la nature différente de trois domaines du champ social: le culturel, le juridique et l’économique. Chacun d’eux appelle un mode spécifique d’organisation et d’administration. Les rassembler au sein d’un État unitaire, composé de Départements (ou ministères) ne peut que conduire au chaos, puisque l’on applique un même schéma organisationnel à des domaines qui sont différents dans leur essence. Le délitement social, pédagogique et économique de ce début de XXI° siècle montre à quel point ce triple principe manque à la société.
Pourtant les idées évoluent et ce qui semblait impensable au début du XX° siècle commence à poindre chez des économistes, des sociologues et des pédagogues. Il est intéressant, à ce sujet, de suivre ce qui se passe en France où l’école de la République est au bord de l’implosion. Mis à part le ministre de l’éducation, qui est bien obligé de défendre son action, il n’y a plus grand monde pour trouver que l’institution va bien. Le constat n’est pas nouveau. Mais ce qui l’est, c’est que certains osent des propositions de changement du modèle de base.

A taille humaine

De ce point de vue, cet été s’est révélé étonnant puisque des idées ont été émises qui vont dans le sens d’une autonomisation de l’éducation par rapport à l’État. La première émane de Philippe Meirieu, professeur des universités en sciences de l’éducation, personnalité reconnue et médiatique dans ce domaine. Il propose, dans chaque établissement scolaire, « d’autoriser très vite, sur la base du volontariat, la constitution d’ « unités pédagogiques » à taille humaine. En effet, la fragmentation actuelle de l’enseignement paralyse les initiatives, interdit tout véritable suivi, ne permet pas l’apprentissage du collectif. Je voudrais que puissent se créer, dans les établissements, des « unités pédagogiques » regroupant quatre classes de même niveau ou de niveaux différents, encadrées par une équipe d’enseignants effectuant avec eux la totalité de leur service. Ainsi les professeurs pourront-ils organiser des activités pédagogiques adaptées aux besoins des élèves. »1
En 1992, dans mon livre Torrent de jeunesse, je faisais la même proposition, en l’assortissant de dispositions législatives concrètes pour permettre un passage progressif vers ce que j’appelais les Unités Pédagogiques Autonomes au sein de chaque établissement scolaire.

Loin de la politique

La deuxième idée émise pendant l’été est encore plus « révolutionnaire ». Dans un article ayant pour titre Il faut supprimer le ministère de l’Éducation Nationale, Sophie Audoubert dit : « Permettons-nous un rêve sans doute fou. Militons pour l’indépendance des instances éducatives. Sortons la question scolaire, non de la politique où elle a toute sa place, mais des débats idéologiques. Supprimons, autrement dit, le ministère de l’Éducation nationale, et remplaçons-le par une institution préservée des changements de pouvoir et, car les décisions sont trop souvent déterminées exclusivement par elles, des considérations purement économiques, seul moyen de replacer véritablement l’école dans le temps long qui est le sien. »2
À la lecture de ces articles, nous voyons qu’une idée se cherche, celle d’une école liée au juridique « pour ce qui concerne ses orientations fondatrices et aux citoyens pour ce qui concerne la mise en œuvre de projets spécifiques. » (P. Meirieu). Autrement dit, Meirieu envisage que les citoyens, c’est-à-dire ceux qui constituent la société civile puissent devenir les maîtres d’œuvres de l’école. C’est une véritable révolution des conceptions qui est en train de s’opérer. On peut s’attendre à ce que, par différentes voies, elle se fasse aussi dans d’autres pays, en particulier en Suisse. Car les difficultés des systèmes scolaires actuels ne connaissent pas de frontières. Malgré les différences au niveau des symptômes, ils trouvent leur origine dans la même cause: le manque de liberté pédagogique des enseignants en raison de ce qu’impose l’appareil d’État. Ceci se traduit par une inadéquation de plus en plus flagrante entre le fonctionnement de l’institution et les besoins de la jeunesse.

Autonomiser sans privatiser

Dans cette mutation qui va s’opérer, que peuvent apporter les écoles Rudolf Steiner ? Sur le plan pédagogique, leur expérience de la liberté et les applications concrètes qui en découlent dans la classe. Mais qu’en est-il du plan institutionnel ? En quoi le mouvement Waldorf pourrait-il montrer qu’une autre forme de service public de l’éducation est possible ? Car c’est ce que cherchent ceux qui, au sein des écoles d’État se posent les questions que nous avons mentionnées plus haut. Ils ne veulent pas d’une privatisation de l’école.
Or il se trouve que les écoles Waldorf, de même que bon nombre d’écoles non étatiques, ne sont pas des écoles privées. Elles aspirent à répondre aux critères d’un service public tel qu’il est inscrit dans la Constitution fédérale et dans les Constitutions cantonales. Elles ne le font pas totalement sur le plan de la gratuité du fait qu’elles n’ont pas accès au financement public. Mais elles pourraient montrer un engagement total dans cette direction, en faisant en sorte que la situation financière des parents ne soit pas un obstacle à l’inscription de l’enfant dans l’école, c’est-à-dire en pratiquant une forme d’écolage libre, ce que certaines écoles font.
Cependant, le fait de répondre à ces critères constitutionnels ne crée pas encore une forme institutionnelle qui donne une lisibilité vers l’extérieur qui permettrait de dire : voilà une autre façon de réaliser le service public de l’éducation qui peut nous aider, nous, écoles étatiques, à nous organiser dans le sens de la liberté pédagogique.

Un label à créer

Les écoles Rudolf Steiner pourraient se grouper en réseau, entre elles, mais aussi avec d’autres écoles indépendantes de l’État, dans ce que j’appelle les Écoles de la Société Civile. Il s’agirait d’un label et d’une organisation que l’on peut brièvement caractériser ainsi : Chaque École de la Société Civile se conforme à un cahier des charges et adopte un système de qualité sur les plans administratifs, pédagogiques et financiers. Elle est en relation avec trois instances :

  • Le Cercle de Coordination qui réunit les établissements d’une région ou d’un canton, quel que soit leur projet pédagogique. Il est composé de professeurs et de parents. Il délivre ou retire le label d’École de la Société Civile et veille à ce que les besoins pédagogiques de la région soient couverts. Il institue une commission de recours pour les litiges et les plaintes qui pourraient survenir. Des parents, des enseignants et des tiers peuvent saisir cette commission, laquelle peut également faire appel à un arbitrage extérieur.
  • L’organisme d’audit qui effectue des audits et contrôle, sur la base du système de qualité de l’établissement, la conformité au cahier des charges. Il remet un rapport à l’établissement, au Cercle de Coordination et aux Services Financiers de l’État. Si l’audit d’une École de la Société Civile révèle des disfonctionnements en rapport avec la charte et le cahier des charges, le Cercle de Coordination et les Services Financiers de l’État, se saisissent du problème et veillent à ce qu’il y soit porté remède. Un nouvel audit permettra de le vérifier. A défaut, le label d’École de la Société Civile sera retiré à l’établissement.
  • Les Services Financiers de l’État qui vérifient si les fonds publics éventuels que touche l’établissement sont bien utilisés selon les buts de celui-ci et en accord avec le statut des Écoles de la Société Civile.

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On trouvera une description plus détaillée de ce modèle sur le site www.democratie-evolutive.fr, en particulier la Charte des Écoles de la Société Civile qui en constitue le fondement. Ce modèle est une tentative de traduire les principes généraux d’une nouvelle forme de service public réalisé par la société civile. Dans leurs concrétisations, ces principes seraient amenés à revêtir des formes différenciées selon les régions et l’évolution de la société. Il est à prendre comme un modèle évolutif.

Liberté pédagogique

Il doit être bien clair qu’un tel réseau se situe au-delà des courants pédagogiques et qu’il n’est pas dans son objet de traiter de ces questions. Chaque institution doit se sentir libre de ses choix. La rencontre et la collaboration se fait sur un plan qui, au fond, n’est pas de nature culturelle, mais juridique. Cette séparation nécessiterait une attention de tous les instants de la part des partenaires. Mais elle serait un bon exercice à la rencontre de l’autre sur le plan qui convient.
En prenant ainsi les devants d’une évolution qui est en train de se faire, les écoles Rudolf Steiner feraient un pas vers l’ensemble du système éducatif. Si celui-ci s’intéressait au modèle des Écoles de la Société Civile alors, l’argent public qui est destiné à l’éducation serait certainement distribué sous une autre forme. Les écoles Rudolf Steiner pourraient plus facilement être incluses dans le nouveau circuit qui se mettrait en place. Cette évolution prendra du temps. Mais les changements de ces trente dernières années, dans la situation des systèmes éducatifs occidentaux, montrent qu’elle est en train de s’accélérer, malgré certaines apparences contraires. En s’engageant sur un tel chemin, en œuvrant à la séparation de la culture et de l’État, les écoles Rudolf Steiner feraient rejaillir le germe qui est venu se concentrer en elles, en 1919, celui de la tri-articulation sociale.

Michel Laloux
économiste et philosophe de l’éducation
publié dans la revue entr’écoles d’automne 2011 (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande n°9)