1861-2011 – CE QUE NOUS DEVONS A RUDOLF STEINER

AUX SOURCES DE L’ANTHROPOSOPHIE

De la pédagogie à l’agriculture, de l’architecture à la médecine, de nombreuses et diverses activités humaines se revendiquent de l’impulsion donnée par Rudolf Steiner. Ce qui les relie dans cet héritage ? Le respect de l’autre et de la nature, le travail sur soi et l’enthousiasme.

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Que peuvent avoir en commun des institutions anthroposophiques aussi différentes que des écoles, des hôpitaux, des banques ou des domaines agricoles ? Le regard averti le perçoit parfois dans les formes architecturales, l’aménagement des zones vertes, les couleurs utilisées à l’extérieur ou à l’intérieur des bâtiments. En Europe ou ailleurs dans le monde, les angles arrondis, les couleurs pastel, les matériaux naturels, les prés fleuris traversés par un ruisseau qui se déverse dans des flow-formes créent une ambiance particulière. Mais bien évidemment, l’essentiel est ailleurs – les pédagogues, médecins, banquiers et agriculteurs (sans oublier les laborantins, thérapeutes, médiateurs, artistes, etc.) doivent partager autre chose. Ce sont des caractéristiques moins visibles. Une certaine attitude peut-être – la recherche d’une façon de travailler en accord avec la nature, si manifeste dans l’agriculture biodynamique. Dans les institutions, la volonté de collaborer dans des structures approuvées par tous (cf. Chemins vers la Qualité), des pratiques salariales égalitaires témoignant d’une recherche du respect de l’autre. Le respect aussi du rythme du développement de l’enfant, clé de la pédagogie Waldorf. Une autre qualité commune est l’amour du travail, l’enthousiasme qui permet de se contenter de salaires modestes, de s’accommoder de conditions de travail parfois difficiles.
Respect et enthousiasme : qu’est-ce qui peut bien les inspirer ?

L’oeuvre considérable de Steiner

Faut-il chercher la source de cette inspiration dans la troisième caractéristique commune aux professions issues de l’anthroposophie ? L’étude de textes de Rudolf Steiner fait en général partie des formations. Mais qui était l’auteur de cette œuvre considérable (une vingtaine de livres, quelque trois cents tomes de conférences faites aux quatre coins de l’Europe entre 1900 et 1924) ?
Quelques faits contrastants de sa biographie pour l’évoquer rapidement : né en février 1861 dans l’empire austro-hongrois, ce fils d’un chef de gare vit dans un entourage où la technique joue un rôle important. Mais sur son long chemin d’école à travers la forêt, l’enfant vit intensément les forces actives de la nature. Le jeune homme se passionne autant pour la géométrie que pour la philosophie ; à Vienne où il fait ses études à la Haute Ecole Technique, il a un cercle d’amis et de connaissances très étendu. Et pourtant, il est solitaire. Mais cette solitude lui est familière depuis l’enfance : il s’est rendu compte très tôt qu’il ne pouvait pas parler de certaines expériences à ses proches. En effet, comment faire comprendre à d’autres un vécu intense mais qui ne s’appuie pas sur des perceptions sensorielles ?

L’exemple de Goethe

La découverte de l’œuvre de Goethe apporte une bouffée d’air frais au jeune Steiner: l’écrivain disait aussi qu’il « voyait » ses idées, qu’elles étaient aussi concrètes que ses perceptions sensorielles. Goethe s’est également intéressé à tout : poète immense, il s’est approprié les connaissances scientifiques de son temps. En tant que ministre, il a géré les forces armées du duc de Saxe-Weimar et les finances du duché… Goethe, solitaire et entouré d’amis, Goethe, observateur patient, attentif au moindre détail d’une plante, d’un bout de roche, Goethe, poète qui savait exprimer des intuitions profondes à travers des images saisissantes : il a jeté les fondements grâce auxquels Steiner a pu construire ses propres recherches, développer le langage qui lui permettait de décrire comment le spirituel agit dans le monde physique et d’exprimer ainsi, à partir d’un esprit scientifique, ce qui n’avait jamais était dit de façon abstraite.
Justement, le langage de Steiner : il a parfois la réputation d’être ardu, voire obscur. En réalité, Steiner a cherché une façon de s’exprimer qui ne soit pas accrocheuse, qui laisse l’auditeur ou le lecteur libre, tout en exigeant une attention soutenue. À travers l’engagement qu’elle exige, la lecture d’un texte de Steiner équivaut à un travail sur soi, un exercice de rigueur et de concentration, mais aussi de souplesse, car Steiner éclaire chaque sujet à partir de différents points de vue (à expérimenter par exemple à travers la lecture de la Philosophie de la liberté).
Mais le contenu des ouvrages apporte un aspect non moins important : Steiner présente un monde dont on peut découvrir le sens, où il est possible de rencontrer l’autre, où l’on peut toujours apprendre et changer – bref, un monde dans lequel il vaut la peine de s’engager. Cela explique l’enthousiasme dont peuvent faire preuve ceux qui travaillent sur la base des indications de Steiner – dans l’agriculture, la médecine, la pédagogie etc.

L’importance de la maîtrise de soi

L’enthousiasme peut parfois devenir dangereux – dans la mesure où il risque de rendre aveugles, imperméables aux besoins de la situation et de l’entourage. Après la première guerre mondiale, époque où Steiner a répondu aux demandes concrètes de ceux qui voulaient porter des impulsions nouvelles dans la pédagogie, l’agriculture etc., l’enthousiasme devenu fanatisme pouvait s’observer en Allemagne, en Russie et ailleurs en Europe. Et Steiner a en effet toujours insisté sur le fait que tout travail sur soi devait comporter un volet « moral » – les six exercices décrits dans le livre « L’initiation » concernent, après la pensée, la capacité de maîtriser ses émotions, de mettre ses projets à exécution et la volonté de cultiver une attitude positive et d’ouverture.
Ce que partagent les personnes qui s’engagent dans les initiatives basées sur l’anthroposophie pourrait donc se résumer ainsi : l’intérêt pour l’œuvre de Steiner, l’enthousiasme pour une activité dont on perçoit le sens, la volonté de faire un travail sur soi et de cultiver une attitude de respect vis-à-vis d’autrui et de la nature. Ce n’est pas compliqué – mais difficile parce que exigeant. Aussi ces initiatives connaissent-elles des moments de crise, de remise en question mais elles ont également accès aux clés qui peuvent ouvrir de nouvelles voies.

L’anthroposophie en tant que chemin

Si Steiner s’est lancé dans une carrière de conférencier dès le début du 20ème siècle, c’était pour proposer des clés de compréhension du monde et de l’histoire de l’humanité, des pistes de recherche, des techniques de développement des capacités mentales à tous ceux qui s’y intéressaient. En 1912-13, quand Steiner a donné le nom d’anthroposophie à la vision de l’être humain et du monde qu’il présentait, l’Europe était encore sûre de sa suprématie, confiante en l’avenir, fière de ses avancées techniques qui ne pouvaient qu’apporter le bonheur à un nombre toujours plus grand. Cent ans plus tard, après avoir traversé « l’âge des extrêmes » (Eric J. Hobsbawm), l’Europe est hésitante, tourmentée, en quête d’identité. Les nouvelles techniques ont tenu leurs promesses – mais respectent-elles la nature et les êtres humains ? Sur quelles valeurs construire la société mondialisée du 21ème siècle ? Comment vivre avec soi-même dans la société du divertissement ?
L’anthroposophie ne propose pas de solutions de facilité mais un double chemin de recherche et de travail : d’un côté, le travail individuel qui nourrit les forces d’enthousiasme et de respect, d’un autre côté, l’engagement commun au service d’une initiative, d’un idéal. Travail sur soi et engagement commun se complètent et s’enrichissent mutuellement – est-ce là le chemin vers l’œuvre d’art sociale dont rêvait Joseph Beuys, l’artiste allemand ? Couleurs pastel et architectures organiques ne font qu’afficher la volonté de créer cette œuvre d’art sociale, fragile et toujours à renouveler – mais l’œuvre d’art la plus humaine qui soit.

Sibylle Naito
publié au printemps 2011 dans la revue entr’écoles (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande #7)