INTERVIEW de FRANCINE PELLAUD
par Alain Maillard

Selon le Plan d’études romand, l’éducation en vue d’un développement durable peut donner un nouveau sens à l’école. De quelle manière ? Les explications de Francine Pellaud, docteure en sciences de l’éducation et professeure spécialisée à la Haute école pédagogique de Fribourg.

francine

 

Pourquoi est-il important selon vous d’enseigner le développement durable à l’école ?

Tout d’abord, il faut faire une distinction entre enseigner le développement durable et éduquer en vue d’un développement durable (EDD). Le premier consiste à prendre connaissance de la définition donnée à ce concept, à comprendre le rôle des instances supranationales dans la mise en œuvre de l’Agenda 21 décidé en 1992 à Rio, à réaliser le rôle des Agendas 21 locaux, voire à aborder des thématiques (changements climatiques, déforestation, crise économique, fossé Nord-Sud, etc.) et d’en analyser les causes et les effets.
Le second est plus subtil et plus délicat, car l’éducation ne se limite pas à fournir une certaine quantité de connaissances sur un sujet donné. Elle fait appel à nos valeurs, au sens que nous donnons à notre vie, elle vise à développer l’autonomie de pensée et donc le sens critique autant que l’investissement et l’action. Mais comme l’éducation ne se passe pas d’exemples concrets, tirés des questions socialement vives, toutes deux ont en commun des éléments liés à la complexité des problématiques abordées. Ainsi, nous devons quitter les raisonnements habituels, les logiques linéaires et/ou binaires pour entrer dans des systèmes de pensée qui acceptent de prendre en compte le flou, l’incertain, l’aléatoire et le paradoxal. Autant d’éléments qui ne rendent pas aisée la prise de décision et qui obligent à abandonner définitivement l’idée de certitudes ou de solutions absolues. Tous ces éléments me semblent essentiels pour que nos enfants sachent comprendre les erreurs passées et en tirer les conséquences pour penser et construire un avenir plus serein, plus épanouissant, où la qualité aura peut-être remplacé la quantité. Un avenir moins égoïste, qui n’accepte pas de laisser de côté une frange importante de la population et qui refuse de se sacrifier et de sacrifier la planète au nom d’une accumulation de biens matériels. C’est parce que je crois à cette évolution vers une prise de conscience de notre appartenance planétaire que je pense que l’EDD est importante.

Le développement durable n’est pas une idée incontestée, on pourrait croire que vous proposez un endoctrinement politique… Ne faudrait-il pas aussi enseigner l’économie libérale ?

Toute éducation qui se donne pour objectif de faire des enfants des individus autonomes de pensée a toujours été contestée par le pouvoir en place, dès lors que celui-ci n’est pas démocratique. L’éducation mutuelle, qui a fleurit en France au début du XIXe siècle, a été purement et simplement interdite par le pouvoir en place parce que les élèves qui en sortaient étaient capables de remettre en question le régime . Or, l’EDD permet l’expression d’une vision critique. Elle peut être politique, économique, sociale, etc. Et la Suisse romande a accepté cette orientation, qui est un véritable choix de société, en avalisant la déclaration de la CIIP (Conférence intercantonale de l’instruction publique). Quant à l’économie, qu’elle soit libérale ou ouverte à d’autres formes d’échanges, il serait grand temps qu’elle apparaisse dans les sujets d’études. C’est ce que fait l’EDD. Loin de ne s’intéresser qu’aux thématiques environnementales ou même sociales, elle donne une place d’honneur à la réflexion portant sur l’économie, en la questionnant dans son fonctionnement actuel. La capacité à se projeter dans l’avenir, à envisager de nouvelles solutions, à entrevoir des possibles non encore explorés est également un enjeu sur lequel mise l’EDD.

A l’inverse, certains affirment qu’il est déjà trop tard, que le développement durable sert à justifier encore la croissance alors que pour sauvegarder notre cadre de vie, nous devrions passer à l’idée de décroissance…

Comme le dit très justement Serge Latouche dans son livre Survivre au développement, brillant défenseur de l’idée d’une « décroissance conviviale », « il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance ». Cela signifie que nous ne pouvons envisager purement et simplement une croissance négative ou même une « croissance zéro ». Pour parvenir à cet idéal, la société tout entière doit entamer une réflexion sur la place de l’économie et du travail face à d’autres valeurs que sont le partage, le don de soi dans des activités désintéressées « pour permettre à tous un emploi satisfaisant (favorable à) un rééquilibrage des temps de vie ».
A mon sens, l’EDD prépare à ce changement fondamental. Mais nous ne pouvons pas modifier l’ensemble de la face du monde d’un coup de baguette magique. Il est peut-être déjà trop tard pour entreprendre quoi que ce soit aujourd’hui, mais il le sera certainement demain si on ne tente rien.
Quant à notre cadre de vie, il serait intéressant de le clarifier. Un enfant qui n’a jamais pu grimper sur un arbre n’aura jamais la nostalgie des cabanes que l’on peut y construire. L’appréciation du cadre de vie fait partie de cette clarification des valeurs que nous prônons : que voulons-nous ? Pourquoi le voulons-nous ? Que sommes-nous prêts à investir pour l’obtenir ? Tout cela sans oublier que nous ne sommes pas seuls au monde.

Quelle place faudrait-il donner à cet enseignement ? Quelques heures dans le cadre d’autres matières enseignées ? Comme une matière en soi, pendant une période ? Vers quel âge ? Ou faudrait-il que l’écologie imprègne tout l’enseignement ?

L’écologie n’est pas « le cœur » de l’EDD. Celle-ci en a trois, l’écologie, l’économie et le développement social, qui doivent battre ensemble et trouver une régulation la plus optimale possible. Pour comprendre cette idée de régulation, les interdépendances qui existent entre ces trois « cœurs », pour mesurer la place que nous y occupons de manière individuelle et collective et s’approprier les outils nécessaires pour agir en conséquence, il n’est jamais trop tôt. De multiples exemples, vécus par des enseignants motivés, montrent qu’il est tout à fait possible de proposer une EDD dès l’école enfantine. Ensuite, cette EDD doit se « nourrir » de connaissances, qui vont être puisées au sein des disciplines habituelles de l’école. Souvent oublié, le français et sa maîtrise sont essentiels dans un projet d’EDD, car foule de documents sont à chercher, lire… ou créer ! Les sciences y ont également une place de choix, au même titre que les mathématiques. Mais l’art, l’éducation à la santé, la maîtrise des nouvelles technologies de l’information, l’éducation citoyenne, etc. sont également indispensables. L’EDD est par essence interdisciplinaire, et c’est bien ce que le nouveau plan d’étude romand (PER) tente de montrer à travers ses directives. L’EDD y est présentée comme le fil rouge qui peut donner du sens à tout l’enseignement.

L’école publique donne-t-elle déjà de la place à cette éducation en vue d’un développement durable ? Est-ce très différent d’une école à l’autre ?

Pour l’instant, de grandes différences existent, notamment entre l’enseignement proposé dans les cycles I et II et le cycle III. Avec l’avènement du PER, dont la philosophie fait la place belle à l’EDD, nous osons espérer qu’elle pénétrera de plus en plus, non seulement les cursus scolaires, mais surtout les habitudes des enseignants, qui ne voient souvent pas le potentiel extraordinaire que recèle une approche telle que la propose l’EDD. C’est en tout cas dans cette optique que nous oeuvrons dans la formation des enseignants que nous offrons à la Haute école pédagogique (HEP) de Fribourg. Mais il faut également avouer que notre institution est, pour l’instant, la seule qui puisse se vanter d’avoir en son sein une véritable équipe d’enseignement et de recherche vouée à cette thématique. Espérons que notre exemple saura inspirer d’autres cantons !

Propos recueillis par Alain Maillard
publié dans la revue entr’écoles d’automne 2011 (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande n°9)