L’ECONOMIE DANS LES GRANDES CLASSES
par Jean-Yves Rouchouse

L’actualité donne envie aux élèves de comprendre. Mais que peut-on expliquer simplement, quand tout est lié et tout évolue sans cesse ? Premier témoignage d’une expérience en cours.

« Monsieur, pourrions-nous aborder les questions économiques dont on parle tant actuellement dans la presse ? Comment comprendre ce qui se passe avec les banques, la crise, le problème du franc, le chômage, les Etats-Unis ? Que se passe-t-il ? » Dans la cour de récréation, trois jeunes filles se pressent. Mon interlocutrice est jeune, les yeux pétillants, il y a une heure elle paraissait nonchalante, dans un monde où tout semblait sans réels problèmes… Je bredouille : « Oui, bien sûr, j’y ai pensé, mais il faut des préalables, aborder les aspects économiques certes mais aussi ceux du droit, de la politique et… » « Pas de problème, Monsieur, on prendra le temps qu’il faut, mais faites vite, cela semble urgent. » Il n’y a pas vraiment de peur dans son regard, même si à y bien réfléchir l’avenir pourrait se brouiller, les certitudes s’estomper. Juste de la curiosité, de l’intérêt, deux choses que nous souhaitons si souvent éveiller, susciter auprès de nos élèves adolescents.
Merci à la crise, au monde. Car c’est à cela que les jeunes s’intéressent : la vie réelle, la vie vraie que l’on croise dans la rue, dans les journaux, à la télé (sic), celle dont tout le monde parle. Merci aux médias, aux images, dommage que tant de « fast thinking » (Pierre Bourdieu) soit par eux véhiculés. Mais nos jeunes gens sont-ils dupes de cette désinformation ou/et mésinformation si souvent martelée ?

Tant de choses à dire

Je fourbis alors mes outils. Il nous faudra comprendre ce qui se joue entre les hommes, à travers l’économie et le droit. Il nous faudra aborder la question éternelle de la morale, de la liberté. Des côtés lumineux de l’humain et de ses côtés obscurs, ses idéaux et ses bassesses, son égoïsme et son dévouement. Et puis il y a les puissants, depuis toujours, comme dans le Seigneur des anneaux. Enfin presque. L’histoire devra venir nous éclairer sur l’évolution des moyens de production et d’échanges, des systèmes mis en place, l’ethnologie et l’étude des peuples en lien avec leurs lieux d’implantation et leurs conséquences. La sociologie pour étudier les sociétés et la diversité de leurs besoins. Il faudra sans doute nous pencher sur la psychologie des humains, leurs différences et leurs points communs. Les différences, les divergences, la politique, la géopolitique. Evoquer les vérités cachées, dénoncer peut-être la « fable entendue » dont parlait Rudolf Steiner. Car enfin il faut bien nous approcher de ce qu’est « l’organisme social » tout entier pour tenter de saisir toute la complexité et suivre le perpétuel mouvement d’une économie devenue mondiale et omniprésente. Tout à coup, j’avais le tournis… Une si petite question, en si peu de mots. Comment allais-je m’y prendre ? Des réponses qui allaient enfanter tant de questions nouvelles, encore et encore. J’hésitais soudain. Pourquoi perdre la candeur, pourquoi se confronter à ces dures réalités, pourquoi ne pas rester innocent, éloigné de la violence, la cupidité, le désir de puissance, le mensonge, la farce ? Mais en 11ème classe, la conscience est à l’affût de la vérité, de la compréhension du monde…

Rien n’est définitif

Rudolf Steiner a dit en conférence : « En économie sociale, les idées doivent être très mobiles. Nous devons nous déshabituer de construire des concepts définitifs. Nous devons être conscients d’avoir affaire à un processus vivant et accepter de modifier nos concepts à chaque instant. Au lieu de répondre à cette exigence, nous avons toujours tenté de saisir, avec nos idées préexistantes, les notions de valeur, de prix de production, de consommation, etc. Or ces idées ne valent rien. De là vient notre impuissance à mettre sur pied un véritable enseignement de l’économie sociale. » Tout est dit : il nous faut activer notre pensée pour appréhender un monde où les relations humaines sont au cœur des processus. Où les choses évoluent sans cesse et rapidement. Où il nous faut prendre notre destinée en main. Où l’organisme social doit être appréhendé selon ses trois pôles : économique, juridique et spirituel (culturel).
Fernand Braudel allait nous être d’un grand secours avec sa « Grammaire des civilisations » et sa « Dynamique du capitalisme ». Fredric Lordon avec ses ouvrages critiques de la crise financière actuelle. Michel Foucault et son concept de « gouvernabilité ». Paul Coroze aussi par son travail sur la tri-articulation sociale. Rudolf Steiner pour la clarté anticipatrice de sa vision des problèmes de demain. Et tout cela sans prendre parti, pour laisser libres ces jeunes esprits de se faire leur propre opinion.
Mais que contenait au fond cette question de vouloir suivre et comprendre ce qui se passe aujourd’hui ? Quelle expérience fait-on à travers l’information qu’on nous donne du monde et quelle conscience peut-on avoir de ce qui se passe aujourd’hui dans l’organisme social ? La suite de cette aventure avec mes élèves, ce sera pour le prochain numéro d’Entr’écoles.

Jean-Yves Rouchouse
Ecole Steiner de Lausanne
publié dans la revue entr’écoles d’automne 2011 (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande n°9)