1861-2011 – CE QUE NOUS DEVONS A RUDOLF STEINER

DEPUIS LA FONDATION DE L’ECOLE WALDORF EN 1919
par Michel Laloux

De nombreux éléments surprennent dans ce que Rudolf Steiner a proposé pour l’éducation des enfants. Nous allons tenter de les ramener à trois caractéristiques de base. Nous pouvons dire de cette pédagogie qu’elle s’adresse à l’humain en général, qu’elle est adaptable à chaque situation particulière et qu’elle est publique.

Un historien qui se pencherait, sans a priori, sur l’évolution de l’éducation depuis la Renaissance ne manquerait pas de constater que, parmi les grandes figures de la pédagogie, il en est une qui a donné une contribution tout à fait étonnante. Rudolf Steiner a posé un principe de base entièrement nouveau dans l’éducation, celui de faire découler de la nature de l’enfant le contenu des cours et activités faites à l’école. Le plan scolaire prend sa source dans l’être humain, comme si Rudolf Steiner y avait lu ce qui est nécessaire à son développement. Cet être humain, il avait la capacité d’en voir toute la dimension universelle contenue potentiellement en chacun.
Aucun élément réducteur, comme la spécialisation professionnelle précoce, ne vient troubler ce plan. Est-ce là un idéalisme inconséquent, dans un monde où la pression de l’économie et la peur du chômage sont de plus en plus prégnantes ? Bien au contraire, il s’agit d’un réalisme constamment vérifié depuis 1919 : plus l’enfant a la possibilité d’être éduqué à partir de l’universellement humain, plus il aura la capacité de s’insérer dans la société, en y apportant des forces de transformation et d’évolution. Une observation attentive montre que le formatage des élèves est totalement contre-productif. Lorsqu’ils entrent dans la vie active, ils se révèlent insuffisamment armés pour répondre aux véritables besoins de notre monde. L’état préoccupant de nos civilisations en est le résultat direct.

Un plan scolaire au-delà des examens

Puiser à l’universellement humain a une conséquence très pratique : dans les écoles Rudolf Steiner, les élèves font beaucoup de choses dont on n’a tout simplement pas idée dans les Hautes Écoles Pédagogiques. Pensons à l’arpentage en 10ème classe, à la cartographie, à la géométrie projective qui donne la possibilité de penser l’infini, au moment même où, en 11ème classe, les jeunes abordent des questions existentielles au travers du roman de Perceval, etc. La liste serait longue, aussi bien dans les domaines de la connaissance que dans les matières artistiques et manuelles. Pour les parents, comme pour les professeurs, cet universellement humain devrait être de plus en plus l’objet d’une étude approfondie. Elle génèrerait de la confiance dans la possibilité qu’ont les élèves de trouver, au sortir de l’école, leur chemin professionnel.
Et l’on se focaliserait beaucoup moins, par exemple, sur l’examen du baccalauréat, qui n’a jamais été un problème pour ceux qui s’y sont présentés depuis 1919, dans tous les pays où de telles écoles existent. C’est méconnaitre la richesse du plan scolaire que de vouloir en mesurer l’efficacité à l’aune des élèves qui passent le bac ou la maturité. Le plan scolaire est infiniment plus large. Il est à la dimension de l’être humain, lequel est un reflet de l’univers.

S’adapter aux circonstances particulières

Généralement, on croit que l’universel s’oppose au particulier. On craint aussi que cet universel ne tienne pas compte des contingences propres à un lieu et une époque. On dit souvent que le monde a changé depuis le début du XX° siècle et que le plan scolaire devrait évoluer. Tout ceci serait vrai si ce plan scolaire était un programme. Or il ne l’est pas. Il est plutôt à comparer à un thème musical qui donnerait lieu à de multiples variations. L’archétype humain où puise le plan scolaire ne change pas en quelques décennies. Son échelle de temps est considérablement plus étendue. Ce qui était vrai en 1919 l’est encore aujourd’hui et le sera dans plusieurs siècles. Rudolf Steiner a donné des indications et des méthodes pour que la pédagogie puisse participer, à la fois, de l’universel et du spécifique. En présence de l’enfant, le pédagogue dispose d’un outil qui mériterait d’être utilisé d’une façon très vivante. Il s’agit de la connaissance des tempéraments, ou plutôt de la capacité à percevoir dans l’instant la façon dont le tempérament d’un enfant se manifeste. Cette perception vivante ouvre la porte qui permet de passer du général au particulier. Rudolf Steiner a également proposé des méthodes de travail intérieur et des méditations qui offrent la possibilité, d’une part, de mieux appréhender l’enfant, et d’autre part, de mieux se connaître soi-même en situation pédagogique. Il viendra probablement un temps où l’on considèrera de telles pratiques non plus comme appartenant à la seule sphère privée, mais aussi comme un moyen de progression professionnelle. Celui qui s’y exerce découvre qu’il peut construire, grâce à ces “outils”, un cours ou une activité avec des enfants, à la fois à partir de l’universel et de l’individuel.

La 1e école Waldorf en 1919 à Stuttgart

La 1e école Waldorf en 1919 à Stuttgart

Une éducation publique

La première école Waldorf est née à la demande des ouvriers et du personnel d’une entreprise. Rudolf Steiner ne la considérait pas comme une école privée mais comme une institution qui était d’intérêt général. En ce sens, on peut considérer qu’il y avait là le germe d’une nouvelle forme de service public de l’éducation. Cette école est née à partir de ce qu’aujourd’hui on appelle la société civile. La façon dont Rudolf Steiner en concevait la gestion permettait que les acteurs de la société civile créent des écoles publiques d’un nouveau type qui ne procèderait plus de l’État central, mais des citoyens eux-mêmes. En ce sens, ce troisième aspect de l’apport de Rudolf Steiner à l’éducation dépasse le cadre même de celle-ci. En 1919 s’achevait une campagne dans laquelle Rudolf Steiner s’était beaucoup impliqué. Ses propositions pour une triarticulation de l’organisme social n’étaient pas reprises par les sphères décisionnelles de l’État allemand. Mais de cette campagne est notamment née une réalisation concrète, l’école Waldorf. La triarticulation sociale s’y est concentrée comme en une graine. Si l’on prêtait davantage attention à ce geste et que l’on en tirait toutes les conséquences, on pourrait alors voir se déployer, du sein des écoles Waldorf, une sorte de nouveau printemps de la triarticulation sociale qui pourrait ramener de la santé dans nos civilisations bien malades.

Michel Laloux
philosophe de l’éducation ex-enseignant à Lausanne et Genève
auteur de « La démocratie évolutive »
publié au printemps 2011 dans la revue entr’écoles (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande #7)