25 ans d’Ecole Steiner à Lausanne ! Et une question : ne serait-il pas temps que notre Ecole fasse entendre, dans la cacophonie du monde où nous vivons, une note différente, une note d’espoir et de simple raison, quelques mots qui permettent, non pas d’apporter toutes les réponses, mais de se poser d’une manière différente les questions qui agitent chacun ?

C’est dans ce souci que, voici plus d’un an, nous avons commencé à préparer la Table ronde du 10 octobre dernier, conseillés par Jacques Poget, rédacteur en chef de 24h et ancien parent d’élève de l’école, qui avait rapidement accepté de jouer le difficile rôle de modérateur. Avec un thème brûlant : l’évaluation scolaire, et bientôt deux intervenants choisis pour leurs fortes convictions.
Serge Loutans, l’un des piliers de l’audacieux projet de réforme EVM (Ecole Vaudoise en Mutation), partisan convaincu d’un dialogue pédagogique renouvelé entre parents, enseignants et élèves, et, pour ce faire, d’une refonte complète du système de notation – et aujourd’hui retourné à « la vie active » en tant que directeur du Collège de Cossonay ;
Christophe Calame, professeur de philosophie au gymnase de Morges, président de l’Université Populaire, responsable d’une collection aux éditions l’Age d’Homme et membre écouté du Parti Libéral, qui venait d’obtenir après une bataille homérique, le rétablissement progressif de la notation chiffrée dans le Canton de Vaud.
J’étais chargé, pour ma part, de faire vivre l’idée surprenante d’une école sans notes… et les questions qui s’y posent.
A quoi servent les notes ? A juger un travail, certes, à faire une sorte de bilan de ce qui est su, maîtrisé, ou pas ; par là, à encourager l’élève à faire mieux à l’avenir ; enfin, à permettre une sélection des plus aptes et une « orientation différente » pour les autres…
D’emblée, M. Calame a créé la surprise en qualifiant les deux derniers rôles cités de « fonctions parasites », dont il faudrait absolument se débarrasser ! Pour lui, cependant, les notes jouent un rôle irremplaçable d’évaluation des connaissances et des savoir-faire, quitte à permettre aux élèves de re-présenter un travail après correction pour en obtenir une meilleure note.
Résumer la valeur d’un élève à ses notes, c’est ce que refuse M. Loutans qui proposait une évaluation plus nuancée (d’où certaines difficultés à se faire comprendre des parents), et une motivation des élèves par le sens de l’enseignement plutôt que par la fonction de carotte ou bâton des notes. On peut discuter longuement de la valeur des notes pour l’évaluation du travail des élèves. On a pu montrer par exemple que les mêmes élèves, selon la façon dont une question de géométrie était posée, donnaient des réponses justes à 90 %… ou à 20 % 1. On peut assez clairement mettre une note sur une interrogation de vocabulaire allemand, ou de calcul. Mais très vite les facultés auxquelles on fait appel se multiplient – et que noter alors ? L’assiduité, l’attention, la compréhension, la rapidité d’exécution, l’écriture et le soin, la faculté d’entrer dans la démarche du professeur, la reproduction servile d’un schéma de pensée, l’art de s’inspirer discrètement du travail du voisin ? J’en oublie sûrement – et je ne parle là que des branches les plus « scolaires ». Comment donner une note à un travail d’atelier ?
Sur ce point pourtant, l’accord se fera assez facilement, et nous notons certains travaux, à l’Ecole Steiner aussi, dès le milieu de la scolarité. Peu importe au fond, il me semble, qu’on passe pour cela par des chiffres (1 à 5, ou 1 à 6 ou 0 à 20…), des lettres (A à E, ou à F…), ou des abréviations conventionnelles comme le proposait EVM (PA = partiellement acquis…). Le fond du problème, c’est que cette note ne serve que d’information – et encore toute relative comme nous l’avons vu. Or, EVM ou pas, à l’école publique, les deux autres fonctions, d’incitation et de sélection, restent extrêmement présentes ; et si tous étaient d’accord pour condamner sans appel la moyenne – qui gomme tout progrès sous le poids des échecs précédents, mélange tout, et condamne à l’aveuglette – , il faut bien voir que, quel que soit le système utilisé, c’est encore cette moyenne qui règne en maître sur l’avenir scolaire des écoliers et gymnasiens vaudois.
Lorsqu’en 1919 Rudolf Steiner a donné l’impulsion fondatrice à la première Ecole Waldorf, à Stuttgart, il sortait de plusieurs mois de lutte pour essayer de donner naissance à de nouvelles formes sociales, dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre – faute de quoi, disait-il, un nouveau conflit, plus grave encore, était inévitable. Ses efforts s’étaient heurtés à des schémas de pensée si inébranlables que, l’une après l’autre, les initiatives inspirées de son projet de Tripartition Sociale avaient échoué. D’où l’idée que pour changer le monde, il fallait d’abord offrir aux jeunes la possibilité de développer une pensée plus souple, plus vivante, plus ouverte, moins coupée du sentiment et de la volonté. On comprend mieux, dès lors, pourquoi la notion même de sélection est fondamentalement étrangère à notre pédagogie. Nos élèves ne sont pas des rats de laboratoire, devant faire la preuve qu’ils ont bien mémorisé un comportement sous peine de recevoir une décharge électrique ! Grandir avec des êtres différents, aux aptitudes si diverses, aux émotions si étonnantes, aux forces si complémentaires, c’est la base même d’une véritable fraternité – et Dieu sait si notre monde en a besoin !
Alors, Darwin, ou Rousseau ? L’idée d’une école qui ne reposerait pas sur le « struggle for life » nous vaudra toujours quelques regards condescendants, voire apitoyés. C’est refuser de voir le parcours de nos anciens élèves, pas toujours facile, certes, ne rêvons pas, mais si souvent courageux, original, créatif, utile aux autres – ce sont eux qui nous donnent la force de continuer à nous battre pour qu’une telle pédagogie résiste à tout ce qui cherche à la ridiculiser ou à la rendre impossible. Eduquer vers la liberté, la justice et la fraternité, ce ne sont pas des mots vains – mais il faut s’en donner les moyens, et la sélectivité acharnée n’en fait certes pas partie !
Reste, pour ceux qui ont eu le courage de me suivre jusqu’ici, une question fondamentale à aborder: si les notes ne s’en chargent pas, comment développer la motivation intérieure chez les élèves ? Quels sont les outils dont nous disposons pour les rendre « travailleurs et désireux d’apprendre »?
Lors du Forum sur les grandes classes, qui a réuni, le 12 novembre 2001, parents, professeurs et grands élèves, la question a été posée aux élèves présents de savoir s’ils reconnaissaient, dans une liste d’objectifs généreux et ronflants, le rôle de l’Ecole ; question qui s’est attirée une réponse catégorique: absolument pas ! Ce n’est pas à l’école de nous apprendre à être fraternels, tolérants, ouverts, etc.; cela, nous seuls pouvons l’acquérir, le développer en nous-mêmes. Cette réponse donne à réfléchir : l’école, alors, ne cherche plus à inculquer des comportements, et devient le lieu où ce développement sera possible ; un développement qui naît du besoin naturel d’apprendre, mais qui passe par bien des crises de découragement ou de révolte avant d’aboutir à une certaine maîtrise ; un développement qui exige donc que l’on donne à l’âme les soins qui lui sont nécessaires, pour croître dans l’estime de soi, la motivation et la confiance.
Voilà plus de 80 ans que, à la suite de R. Steiner, des milliers de pédagogues de par le monde cherchent à donner une réalité à cette démarche, et certains moyens sont devenus quasiment incontournables ; peut-être que de les considérer dans cette perspective vous permettra de leur redonner le sens qu’ils risquent de perdre à l’usage. Je pense par exemple aux impulsions données en public à la rentrée, et reprises chaque matin dans les paroles dites en chœur; à la réalisation des cahiers de période, qui sont un véritable outil d’auto-évaluation, et aux rétrospectives, que nous essayons de faire régulièrement; aux fêtes cardinales, Saint Michel, Noël, Pâques ou la Saint Jean, qui sont autant de regards différents, et actifs, portés sur le monde qui nous entoure et nous attend ; aux fêtes trimestrielles aussi, qui témoignent devant toute l’école du travail accompli, de même que les pièces de théâtre, les concerts, les projets individuels sous toutes leurs formes, exposés, biographie, discours, et bien sûr travaux de 12ème classe ; à « l’esprit de classe » – grâce à l’absence de redoublement – , et au rôle des professeurs comme êtres véritablement responsables et personnellement engagés face aux élèves ; au travail collégial, lieu de recherche et de réflexion, lieu d’échange d’expérience, lieu de partage de soucis, lieu d’inter-évaluation aussi… Je pense aussi à l’inventivité, à la créativité qui nous est demandée, à nous, professeurs, pour chaque heure de cours, à vous, parents, pour toutes les autres heures de la vie… 2. Et dans ce domaine, nous savons tous combien il reste à faire.

Voilà quelques idées qui me sont venues à la suite de ce débat du 10 octobre 2001, des idées qui s’efforcent de dire comment nous voulons, tous ensemble, une vraie « école sans notes » – ou du moins débarrassée réellement de ces « fonctions parasites » de la sélection et de la motivation par les notes ; une école où les objectifs affichés soient moins importants que les rêves réalisés, où la motivation ne soit pas à chercher à l’extérieur mais en nous-mêmes… une école qui puisse semer les graines d’un changement dans notre monde 3.

Philippe Moussu
publié dans la revue «La Vie de l’Ecole» de Noël 2001

1 L’histoire de l’évaluation scolaire des origines à demain, Jean Cardinet, Recherches, Mai 1991.

2 J’essayerai, dans un prochain numéro de la Vie de l’Ecole, de partager avec vous la réflexion passionnante sur la mise en pratique de l’idée de fraternité dans l’éducation, thème du groupe de travail auquel j’ai eu la chance de pouvoir participer les 9 et 10 novembre derniers, lors de nos journées de formation continue à Dornach.

3 Malgré ses imperfections, ce débat nous a paru une expérience à ne pas laisser tomber, et une nouvelle édition est prévue pour octobre 2002 ; vos idées et suggestions seront chaleureusement accueillies par U.-C. Golka ou Ph. Moussu.