Jadis vivait un géant disposant d’une telle force que d’un tour de main, il arrachait un arbre y compris ses racines. Le nom de ce fameux géant était Offerus.
Chez maints paysans des alentours, il avait accompli des travaux. L’ouvrage était par lui si vite abattu, qu’il ne restait nulle part longtemps. Surtout, il ne pouvait souffrir l’oisiveté qui le faisait mourir d’ennui.
Aussi, un jour, décida-t-il ceci: « Désormais, je ne veux servir que le plus puissant des puissants. Seul, un tel maître saura faire bon usage de ma force. » Offerus partit à sa recherche. Marchant de ville en ville, il parcourut de nombreux pays. Partout il s’enquérait du lieu où résidait l’homme le plus puissant.
Parvenu à la cour d’un roi qui— au dire d’un jeune apprenti— était de loin à la ronde, le plus puissant des seigneurs, le géant voulut lui offrir ses services et se fit conduire devant son trône. A la vue de ce solide gaillard, le roi s’écria: « Holà! mon ami, jamais de ma vie, je n’ai eu si grand besoin de toi! Dès aujourd’hui, tu es mon plus fort soldat! Que m’importe une bataille puisque maintenant la victoire m’est assurée, grâce à toi! »
Ce roi, en effet, venait de mettre sur pied tous les hommes valides de son royaume. Car des troupes venues d’un pays voisin s’étaient introduites par surprise chez lui, avaient assailli une ville qui déjà brûlait! Le roi, décidé à contre-attaquer l’ennemi, voulait son armée forte. L’armurier du roi dut en toute hâte forger une épée à la mesure du géant; toutes celles du château s’étaient avérées trop petites pour lui.
Tôt le matin le lendemain, l’armée partit engager le combat, Offerus en tête ! Au bout de trois jours, une estafette rapide apporta au château la nouvelle que l’ennemi avait fui. « Victoire! Qu’on pavoise! Et la tour et le portail! Ha! quel gars, cet Offerus! quel terrible gars! Même nos soldats ne pouvaient rien faire à ses côtés. Car devant les coups que frappait sa gigantesque épée, l’ennemi, pris de panique, choisit la fuite. Courant vers la forêt, les assaillants emportant leur roi mort, s’échappèrent par la montagne! Ha! l’ennemi insolent est vaincu! »
Du haut des nombreuses tours de la ville, les cloches sonnèrent à toute volée. Les portes, le portail et l’escalier d’entrée du château furent garnis de guirlandes fleuries. Le roi ordonna de préparer un festin et de le servir dans la grande salle afin de célébrer dignement le succès de ses hommes d’armes. Un joueur de harpe fut engagé, habile à chanter en s’accompagnant de ses cordes tandis que des danseurs à l’épée étaient invités à faire preuve d’agilité dans l’art de manier leur arme.
Le soir venu, la salle splendidement éclairée fut ouverte à tous. Offerus était placé à côté du roi. Au moment où le musicien chanta, s’accompagnant de sa harpe, il advint que le mot « diable »— faisant partie du texte de sa chanson—, tomba de sa bouche. A ce mot, le roi, passant sa main sur son front, y fit furtivement le signe de croix. Offerus voyant cela, se dit pensivement: « Etrange, ce qu’a fait le roi. » Le chant s’était tu et les convives levaient leurs verres joyeusement. Le roi s’adressant au géant, voulut savoir si la chanson lui avait plu. « Une chose me semble curieuse, ô roi, «  dit ce dernier calmement, « pourquoi ce signe sur ton front?  »— « Une simple habitude », expliqua le roi. « Je fais ce signe-là chaque fois que ce nom sonne à mes oreilles car la puissance de « celui-là » est grande dans ce monde! » — « Est-il vraiment plus puissant que toi? », demanda encore Offerus.— « Certes, dans mon royaume je suis roi tandis que la puissance du diable domine la terre entière!, précisa le roi.
Offerus, jamais de sa vie, n’avait entendu parler du diable. Aussi supposa-t-il qu’il s’agissait d’un monarque inconnu de lui. Il se disait: « Puisqu’il existe un roi plus grand que celui de ce château-ci, il me faudra partir à sa recherche; car je ne veux servir que le roi des rois. » Le lendemain Offerus prit congé de son maître; celui-ci fut fort attristé de le voir partir.
De nouveau le géant parcourait les chemins du monde. Partout il questionnait chacun, demandant qu’on lui indiquât le lieu où résidait le diable. Personne, bien sûr, ne pouvait lui répondre; certains même s’effrayaient de sa question. Offerus en conclut que ce prince-là devait être d’importance et en tous cas, digne de respect.
En cours de route, Offerus dut traverser une forêt qui à première vue, lui parut bien sombre. Soudain il aperçut derrière lui un voyageur dont l’aspect était des plus bizarres. Il portait un habit verdâtre, au menton une barbe pointue, sur son chapeau une plume noire! Le géant s’arrêta pour questionner l’homme: « Holà! compagnon voyageur, saurais-tu me dire où trouver le diable? » — « Ici même car c’est moi. », lança le personnage vêtu de vert. — « Est-il vrai que ta puissance embrasse la terre entière? » — « En effet, c’est ainsi. » dit le diable. — «Me prendrais-tu à ton service? Aurais-tu peut-être quelque besogne que je pourrais accomplir pour toi? » (Offerus en proposant cela, ignorait encore que l’œuvre du diable est méchante et mauvaise.) — « Une besogne, tu voudrais faire? Alors, suis-moi! », cria le diable qui, d’un bond de côté s’élança au travers des broussailles.
Au pied d’un énorme sapin, le personnage à l’habit verdâtre, commanda: « Arrache-le! » D’un seul effort de ses bras, le géant sortit l’arbre du sol. Au deuxième ordre, il en cassa les branches, au troisième, il souleva le gros tronc, en chargea son épaule et suivit son nouveau maître. Le chemin conduisait hors du bois.
Là se trouvait un chantier où des hommes laborieux, depuis plusieurs semaines déjà, s’affairaient à construire une chapelle. Sur la bâtisse, ils avaient érigé la charpente où flottaient fièrement les banderolles multicolores du sapinet traditionnel. Le soleil était près de se coucher et les ouvriers, contents de leur journée, laissaient leur ouvrage pour la nuit. Il y aurait le lendemain, la toiture à recouvrir de tuiles.
Le diable pointa son doigt vers la construction et en criant, ordonna: « Vas-y donc! Frappe là-dessus! Allons, plus fort! » L’énorme tronc s’abattit plusieurs fois, fracassant la toiture et les murailles. Pas une pierre ne resta posée sur l’autre… « Haha! Pour une première besogne, la voilà bien faite! », commenta le cornu, satisfait.
Offerus qui ne demandait qu’à exécuter docilement les ordres de son maître, les suivait avec empressement.
Le lendemain matin, les ouvriers revenus au chantier, atterrés, constatèrent le désastre avec chagrin. Debout devant leur chapelle en ruines, l’un d’eux s’écria: « Seul, le méchant aura pu faire cela. Venez, élevons une croix au milieu du chemin afin que jamais plus, il ne revienne. Ensuite, bien sûr, nous recommencerons à bâtir! » C’est ce qu’ils firent. D’abord la croix de bois qu’ils fixèrent sur le chemin menant à la place où devait s’élever la chapelle. Puis, chantant de tout leur cœur, ils reprirent leurs outils et s’attaquèrent aux ruines, fermement décidés à construire une seconde fois.
Quelque temps après, une nouvelle chapelle se dressait à l’endroit même où la première avait été détruite. Déjà, la toiture terminée recouvrait le saint édifice.
Ce soir-là le diable passa, suivi d’Offerus. Le géant portait encore son tronc. Le diable ayant vu la croix, soudain trébucha et rentrant sa tête dans ses épaules, l’air contrarié, il s’écarta largement de la route afin de détourner l’obstacle. Voyant cela, Offerus surpris pensa: « Que signifie ceci? un signe de croix sur le front et, ici, une croix sur le chemin. »  « Ho, ho!, mon maître le diable! Pourquoi un si grand détour? » — « Pas de question, surtout! Allons! cette fois-ci, frappe sur la toiture! Tu le vois, les tuiles y sont déjà! » — « Non! Aucun coup ne tombera de mes mains avant que tu ne me dises ce que signifie ce bois! » — « Héhé! je m’en garderai bien », rétorqua le diable, « jamais, je ne prononcerai ce nom-là ! » — Offerus insistait: « Ce nom serait-il dangereux que même toi, le diable, tu le craignes? Existerait-il un maître encore plus puissant que toi? » — Le cornu s’approcha de l’oreille du géant et lui souffla: Il y a celui dont la puissance englobe le ciel et la terre; ne m’en demande pas plus. Viens donc! Prends ton tronc et fracasse-moi ça! »
Offerus ne bougea pas. Mais, il dit lentement: « S’il existe un maître dont la grande puissance s’étende au-delà de ton propre royaume, c’est-à-dire, non seulement sur la terre, mais encore au ciel, alors, c’est ce roi des rois, seul, que je veux servir! » A ces mots, le géant laissa tomber le tronc qui, en roulant, heurta le pied du diable. Offerus déjà, avait passé la croix et marchait en direction de la chapelle, laissant derrière lui le diable, tout boitant et jurant.
Au matin, les ouvriers avaient trouvé sur la place un tronc brisé et, à l’intérieur de l’édifice, un géant endormi. Celui-ci, réveillé par les éclats de voix, s’était levé. Les hommes, l’apercevant, reculèrent effrayés. Sans prêter la moindre attention à leur frayeur, Offerus demanda: »Qui est le grand roi à qui appartient ce signe-là? » — « Nous aimerions te répondre mais, nous-mêmes, sommes incapables de te le dire au juste. Vois, ici, ce que nous autres aimons faire: unir nos efforts pour ensemble lui bâtir une demeure. Toutefois si tu veux en savoir plus, alors marche vers le levant; tes pas te porteront jusqu’au bord d’une rivière. Tu trouveras, au haut des rochers qui la surplombent, une grotte creusée dans le roc; là, vit un vieillard, un ermite qui saura bien te le dire. »
Offerus se mit en route. Du bord de la rivière, il grimpa dans les rochers, suivit un étroit sentier qui menait à la grotte où vivait l’ermite.
Le saint homme contemplait étonné le géant qui s’avançait à sa rencontre. « Que me veux-tu? », demanda-t-il. — « O vieillard, » répondit le géant, « dis-moi, si tu le sais, où je puis trouver le grand roi dont la puissance infinie embrasse le ciel et la terre entière? » — L’ermite expliqua: « Deux chemins mènent à Lui. Voici le premier: il exige qu’on se retire en un endroit paisible — comme je le fais ici — et que se contentant de peu, on lise les saintes Ecritures. » — « Ce chemin-là ne peut être le mien », interrompit Offerus, « car je ne sais pas lire. Et il m’est impossible de rester tranquille. Regarde aussi mes bras, mes mains; vois leur vigueur qui ne demande qu’à être dépensée! »
L’ermite acquiesça d’un signe de tête, puis reprit: « Ecoute le second chemin: servir les hommes, tes frères, et ceci, de toute ta force. Vois, tout en bas, le lit de la rivière; aucun pont ne la traverse et pourtant, nombreux sont ceux qui cherchent à passer d’un bord à l’autre. Descends jusqu’au rivage, construis une hutte pour toi. Puis te servant de tes fortes épaules, tu porteras les voyageurs au travers de l’eau. » — « Oui, je veux le faire!, s’écria Offerus.
Ayant remercié le digne vieillard, le géant descendit sur la rive, bâtit une hutte et dès lors, à toute heure du jour et de la nuit, il transporta les voyageurs désireux de passer sur l’autre rive. Jamais, il ne demandait quelque chose pour sa peine; lui donnait-on du pain ou des fruits, il disait merci.
La première année s’étant écoulée, le géant monta à l’ermitage et dit au saint homme: « Vénérable vieillard, le grand roi n’est pas venu. » — Continue ta besogne durant une année encore, car un jour, Il viendra; sois-en sûr. » Offerus fidèlement retourna à son rivage. Patiemment, année après année, il attendit son roi qui, toujours ne venait pas. Pour la septième fois, l’ermite le renvoya à sa tâche; Offerus ne grogna pas.
Or voici ce qui se passa peu de temps après.
Une nuit, un violent orage éclata soudain. La tempête au-dehors faisait rage mais, dans la hutte, Offerus dormait profondément. Subitement sorti de son sommeil, il lui sembla avoir entendu une voix appelant de l’autre rive. Le géant se leva, prit son grand bâton et marcha au travers des vagues en tumulte. Sur l’autre bord, personne; seul le vent hurlait, pliant sous son effort le feuillage des arbres. « Peut-être n’était-ce que le sifflement du vent », se dit le géant. De retour chez lui, il se recoucha. A peine était-il de nouveau endormi qu’il se réveilla encore. C’est distinctement qu’il avait entendu une voix enfantine appeler sur l’autre bord de la rivière. Passant au travers des eaux, quelque peu calmées, — le vent aussi soufflait moins fort — Offerus ne vit personne sur le rivage. Elevant sa voix, Offerus appela dans la nuit; en vain, son appel resta sans réponse. « Etrange », murmura-t-il dans sa barbe, « j’avais pourtant entendu appeler. Que faire, sinon rentrer chez moi et me rendormir. » Offerus, une troisième fois, se réveilla. Autour de la hutte régnait un silence inhabituel. Vagues et vent s’étaient tus; alors une voix argentine s’éleva dans la nuit: « Offerus! viens me chercher, Offerus! » Passant le seuil de la hutte, le géant aperçut sur l’autre rive une petite lumière scintillant faiblement. Puis il crut distinguer la présence d’un enfant. Ayant passé les flots, Offerus vit un être à l’apparence frêle et mignonne, tout irradiée de lumière. Se baissant jusqu’à l’enfant merveilleux, Offerus le souleva sans peine et le posa doucement sur son épaule. Cependant, au fur et à mesure que le géant avançait dans l’eau, le poids de cet enfant se mit à peser sur lui de plus en plus lourdement. Bientôt à chaque pas, Offerus sentait ses genoux faiblir et plier sous lui. La violence du vent avait repris, chassant sur lui les vagues écumantes. L’eau frappait haut, mouillait barbe et vêtements. Debout au milieu du courant, le géant chancelait sur ses jambes. Au poids terrible qui l’écrasait, il lui semblait porter la terre entière. Puis il faillit perdre pied; dans son grand désarroi, Offerus releva la tête et dit au petit: « O enfant, combien ton poids est lourd à porter! » — de sa voix claire, l’enfant répondit: « O Offerus, qu’importe le poids de la terre entière, car Celui que tu portes est son Créateur, Celui qui l’a faite! » Offerus qui tenait ses regards rivés sur l’enfant placé au-dessus de lui, vit étinceler un être tout de pure lumière; sa face resplendissait comme le soleil et son front était ceint d’étoiles. C’était le Christ, le Seigneur. Celui-ci dit au géant: « Tu m’auras attendu durant sept ans, le temps que tu auras servi les humains, tes frères. Aujourd’hui même, je te baptise en mon nom; le tien, dorénavant sera Christ-Offerus. Va, retourne à ta hutte et plante ton bâton dans la terre de la rive. Quand de frais bourgeons — d’où jailliront des feuilles nouvelles — seront sortis de son bois desséché, alors, tu seras auprès de moi. »
La merveilleuse lumière, à ces mots, s’éteignit et le géant sentit soudain son épaule s’alléger. Les étoiles brillaient comme auparavant.
Christ-Offerus redressa sa haute taille, regagna sa hutte et planta profondément son bâton dans la terre. Trois jours après, les voyageurs appelèrent leur passeur. Personne ne quitta la hutte pour venir les porter. Quelqu’un s’approcha de la masure d’Offerus. Son bâton, fiché en terre, était recouvert d’un feuillage verdoyant. On appela plus fort le géant; il ne répondit point. A l’intérieur de la hutte, on trouva son corps sans vie, étendu sur le sol.
A cette nouvelle, les gens, de loin et de près, accoururent. Tous pleuraient la mort du bon passeur qui, nuit et jour et par tous les temps, les avait portés sur l’autre rive. Un messager, envoyé de suite à la grotte, rapporta à l’ermite ce qui s’était passé. Hochant la tête, le vieillard dit: « Donnez une tombe au géant. Christ-Offerus a trouvé le Roi des rois, son Maître; quant à moi, j’attendrai encore. »

Jakob Streit
publié dans la revue La Vie de l’Ecole de Pâques 2001