Allocution prononcée à l’assemblée générale du 26 juin 2000
L’année qui se termine restera marquée dans les consciences par les ravages de l’ouragan Lothar, laissant derrière lui un paysage dévasté.

Nous aussi, à l’Ecole, nous pouvons avoir cette impression terrible, lorsque, nous tournant en arrière, nous considérons objectivement la situation : les départs de nombreuses familles, de nombreux maîtres, ceux qui restent se sentant bien peu pour se partager un travail énorme; pour les élèves, moins d’eurythmie, de bois, de langues, de gymnastique… Oui vraiment, un paysage dévasté – et je dois dire que lorsqu’on m’a demandé de vous adresser la parole ce soir, je me suis senti bien embarrassé !

Mais souvent, lorsque la situation semble désespérée, on reçoit une aide inattendue, étrange même – pour ma part, elle m’est venue à travers le décès d’une ancienne collègue et mère d’élève, puis par le sort qui m’a désigné comme « guide officiel » pour les portes ouvertes, enfin en lisant, ces tout derniers jours, les articles de journaux sur l’école vaudoise, dont les idéaux reprennent désormais souvent , presque mot pour mot, ceux de l’Ecole Steiner…

A Grandvaux, où nous étions réunis pour dire adieu à Mme Sifonios, j’ai retrouvé bon nombre d’anciens élèves, dont la plupart avait commencé avec moi, il y a près de vingt ans, l’aventure d’une première classe. Mais c’est eux qui avaient aujourd’hui quelque chose à m’apprendre : ils m’ont réappris la confiance dans ce qu’apporte notre Ecole – même pour des élèves qui nous quittent après des années difficiles – et cela par la force intérieure, l’ouverture d’esprit, l’humour, la sagesse, la capacité d’entrer en relation dont témoignait chacun.

Mais d’où leur viennent ces qualités ? Je me posais encore la question en préparant l’exposition des travaux d’élèves, plongé dans les cahiers, et souvent déçu par tout ce que j’avais cru donner aux élèves et que je n’y trouvais pas… Mais la Fête Trimestrielle m’a donné un autre éclairage sur le travail accompli : ce qui, dans les cahiers, n’apparaît trop souvent, malgré quelques jolis dessins, que comme lettre morte, vestige exsangue, l’histoire, la grammaire, les langues, reprend alors les couleurs de la vie. Et c’est ce que j’ai redécouvert l’après-midi, en guidant enfants, parents et grands-parents à travers l’exposition : de classe en classe on voit grandir les acquisitions, les découvertes. Il faut comparer un cahier de formes de 1ère et de 2ème classe, un travail de français de début et de fin de 9ème classe ! Il faut ressentir l’admiration des plus jeunes devant le travail qui les attend dans les plus grandes classes ! Là vraiment, j’ai découvert à quel point la vie est présente dans tout ce que nous enseignons, à quel point elle l’anime et le rend utilisable pour l’avenir. A quel point ce que Rudolf Steiner appelle le « principe d’économie », cette convergence, dans le plan scolaire, de toutes les matières, de toutes les activités pour accompagner chaque phase du développement des enfants, permet des résultats spectaculaires, tout en refusant toute spécialisation prématurée.

Dans ce sens, l’Ecole Steiner apparaît vraiment comme une école pour tous, porteuse d’un esprit social révolutionnaire ! Les articles sur l’école vaudoise parus ce week-end rappelaient à l’envi que « la formation de nos jeunes est bel et bien un projet de société », que « l’école publique s’adresse à tous les élèves »… Une école qui repose sur la sélection, c’est-à-dire l’élimination des moins aptes, sur la spécialisation, c’est-à-dire l’incompréhension entre les hommes, et qui se cantonne prudemment dans un matérialisme étroit et désuet au lieu d’instaurer un véritable débat d’idées, peut-elle répondre à ces exigences ? De fait, la réponse existe – c’est l’Ecole Steiner !

Ce projet grandiose, peut-être l’avons nous trop laissé disparaître, ces dernières années, derrière les angoisses matérielles. Peut-être nous sommes-nous trop habitués à vivre en son sein pour voir encore clairement sa force d’avenir extraordinaire. Et nous sommes parfois tentés de baisser les bras, d’oublier que de connaître un tel projet, c’est aussi porter, ensemble, la responsabilité de son développement ou de son agonie.

J’ai lu récemment que les deux tiers des forêts suisses avaient déjà pu être déblayées de leurs arbres abattus, et rendues sûres. J’aimerais être certain que nous aussi, nous avons cette année réparé le plus gros des dégâts dont nous payons encore les conséquences, je pense notamment au départ de René Cattin, qui a tant fait, depuis tant d’années, pour tant d’élèves, pour le rayonnement de notre Ecole, et qui a décidé de prendre un peu de recul par rapport à cette lutte incessante que l’Ecole exige de chacun de nous. Les uns nous quittent, d’autres, pleins d’attentes et d’espérances, nous rejoignent, et parfois de très loin. De nouveaux projets se concrétisent, au niveau des Jardins d’Enfants, des moyennes classes, des grandes classes. La concertation avec les élèves et les parents se développe à tous les niveaux, ainsi que la collaboration entre comité et collège. Mais tout ceci serait vain si nous ne replacions au premier plan cette conscience qui nous lie : une école où les enfants soient reconnus et respectés dans leur différence, une école qui leur apprenne à vivre, à forger une existence plus belle et plus juste, sur la base d’un savoir vrai et non d’un verbiage creux – voilà notre « projet pédagogique », voilà ce qu’ensemble nous avons la chance de pouvoir réaliser. Voilà dans quel sens nous devons aujourd’hui nous montrer réalistes.

Pour le Collège des Professeurs
Philippe Moussu
publié dans la revue La Vie de l’Ecole – St-Michel 2000