Couverture du numéro d'été 2015 de Schulkreis Forum.

Couverture du numéro d’été 2015 de Schulkreis Forum. Photo Charlotte Fischer

Respecter l’individualité, ce noyau unique en chaque être humain, c’est l’un des fondements essentiels de la pédagogie Waldorf. On ne favorise pas cette individualité en la gavant de savoir déjà tout mâché mais en éveillant son intérêt, son plaisir à apprendre.

Plus on réussit à atteindre l’enfant ou le jeune de façon à ce que son intérêt et son activité personnelle se développent, plus le processus d’apprentissage sera intense et plus le jeune être humain se liera en profondeur à ce qu’il aura appris. Dans la vie d’un enseignant, observer comment subitement un élève devient attentif et se concentre afin de saisir en un style éminemment personnel la question, la parole ou l’activité, ceci fait partie des moments les plus beaux mais aussi les plus énigmatiques qu’il puisse connaître.

Comment se forme une telle impulsion intérieure qui émerge à travers les couches de la personnalité de tous les jours? Et quelle influence une telle expérience exerce-t-elle sur le chemin d’évolution ultérieure—pour l’enfant, pour l’éducateur, pour l’enseignant?

Quand le cours principal s’achève

Après le travail écrit, la première classe se réunit en cercle afin d’écouter l’histoire. Il y a d’abord un moment de turbulence parce qu’un garçon s’obstine à vouloir «sa place». L’institutrice s’adresse à lui pour le tranquilliser et commence à chanter une mélodie. La classe chante avec et tous les regards se tournent vers elle pleins d’attente. Lorsqu’elle demande qui peut se rappeler du conte qu’ils ont entendu hier, une sorte de silence-souvenir règne dans la salle de classe. C’est comme si chaque enfant plongeait dans les profondeurs inconnues de son âme afin d’aller rechercher ce qu’il a vécu. Timidement, un garçon commence: «C’était une petite fille qui était pauvre…». D’autres enfants s’agitent comme s’ils voulaient tout de suite parler. L’enseignante fait remarquer qu’une fillette s’est visiblement avancée et inclinée et a demandé très doucement: «Est-ce que je peux?». Au «Oui» qui l’encourage, elle se met alors à parler d’une voix claire: «Il était une fois une petite fille dont le père et la mère étaient morts et qui était si pauvre qu’elle n’avait plus de petite chambre où se loger, plus de petit lit où se coucher et finalement plus rien que les vêtements qu’elle portait sur le corps et dans la main un petit morceau de pain qu’un cœur compatissant lui avait offert…». Mot pour mot cette petite fille redonne alors tout entier le conte L’or des étoiles et termine en disant:« alors elle rassembla toutes les pièces d’or et fut riche jusqu’à la fin de ses jours ». Un silence plein d’étonnement emplit la salle. L’étonnement va à cette élève qui a redonné ce conte en entier avec tant d’assurance et de force. Jusqu’à présent cette enfant n’avait jamais parlé de façon si vivante. Plus tard, l’enseignante qui s’est beaucoup entraînée elle-même pour pouvoir raconter librement chaque jour un conte en entier, décrira combien cette enfant, à travers cette expérience, est devenue pour elle une véritable énigme. Tandis que des souvenirs tirés du travail et des choses de la vie quotidienne ne lui revenaient pas facilement à l’esprit, son être tout entier s’était manifestement relié si parfaitement avec le contenu et les mots de L’or des étoiles que c’était devenu tout à fait présent pour elle et elle tout à fait présente au cœur de ce conte.

Etre soi cela veut dire se relier aux autres

Dans le geste de se-relier-aux-autres s’exprime une qualité du Je humain que Rudolf Steiner décrit de la façon suivante: «Le Je reçoit son être et son sens de ce à quoi il s’unit.»Dans cette situation d’«être-relié-à», ce qui de toute évidence importe pour le Je, ce n’est pas de vouloir se lier à un contenu mais plutôt de se laisser marquer de façon désintéressée par l’être et le sens de ce quoi on est uni. Dans l’exemple qui vient d’être décrit, on voit clairement qu’un tel processus ne se laisse pas directement planifier et déterminer de l’extérieur. La tâche de l’éducation et de l’enseignement c’est bien plus de créer des espaces de rencontre, de susciter des inspirations qui peuvent alors constituer la base pour cette aptitude à se lier de l’individualité. En ce sens, ce serait prendre de bonnes habitudes que de cultiver cette aptitude à écouter, à être attentif, à s’intéresser à l’autre.

Un peu d’encouragement est nécessaire

Considérons maintenant une autre étape de la vie, celle où les enfants vers leur 9e année traversent un bouleversement profond. Ils s’émancipent, quittant l’atmosphère dorée de l’enfance pour développer une nouvelle relation qui leur soit propre entre le monde et leur Moi. Les expériences vécues peuvent devenir plus dynamiques et plus exigeantes. Par exemple, en 3e classe, la visite d’un artisan n’est pas seulement une incitation à apprendre de façon approfondie et authentique, c’est avant tout une invitation faite à l’être intérieur de chacun d’avoir accès à une nouvelle réalité.

Attente joyeuse en 3e classe: le souffleur de verre a confirmé qu’il viendrait! Un jour, dès le matin, voici que d’étranges ustensiles sont apportés dans la salle de classe. La tension monte. Et puis nous y voilà: les enfants écoutent subjugés et s’effraient lorsque la flamme bleue du gas s’allume pour la première fois. Chaque geste de la main est perçu en profondeur. Une fillette qui s’était d’abord tenue à une distance respectable est tellement fascinée par ce qui se passe qu’imperceptiblement elle s’avance toujours plus près avec son siège. Le souffleur de verre qui a déjà tout remarqué et sourit sans rien dire, continue d’abord de faire naître comme par magie un cygne à partir du verre. Puis le voilà qui dit: «Maintenant j’ai besoin de quelqu’un de fort pour m’aider» et il regarde justement cette fillette. Effrayée, celle-ci cherche autour d’elle l’aide d’une amie. «Toi, tu peux m’aider!» dit-il en la regardant avec beaucoup de calme. Et de fait, la voici qui surmonte sa peur, se lève et se place près du maître. « Lorsque le verre sera vraiment brûlant, tu devras souffler de toutes tes forces.» Elle hoche la tête, bien décidée et un instant plus tard elle souffle: une belle bulle de verre apparaît. Sans son encouragement, elle n’aurait pas osé se lancer. Du fait qu’il a pris sur lui sa nervosité et sa peur, elle a pu relever le défi. Cette confiance dans la force de l’individualité fait partie des fondements de la pédagogie Waldorf selon Steiner: « Nous sommes…appelés à déblayer ce qui fait obstacle à l’évolution tant dans les domaines physique que psychique et à laisser l’individualité se développer librement».

Le lendemain cette fillette écrivit dans son cahier: «Oh, nous étions vraiment très excités! La plupart d’entre nous n’avaient encore jamais vu un souffleur de verre. Quand j’étais près du feu, c’était très brûlant. Il fallait que je souffle dans le petit tuyau de verre aussi fort que possible. C’est comme ça que j’ai réellement fait une bulle de verre. Et l’heure était déjà passée. Nous avons encore chanté pour le souffleur de verre et lui avons dit Au revoir!».

Un JE dit «Non»

Cinq ans plus tard, huitième classe: nous sommes en route pour la pièce de théâtre à présenter. De nouveau il ne peut s’agir de rien d’autre qu’une création de possibilités pour que le Je s’engage de tout son être. A vrai dire, l’être intime d’un(e) élève de 14 ans s’est déjà retiré dans les profondeurs de sa personnalité; sa vie psychique est enfouie, comme «murée» sous plusieurs couches. L’attitude de base faite plutôt de sympathie qui règne dans les premières classes devient maintenant une alternance entre sympathie et antipathie. C’est pourquoi justement maintenant il s’agit de créer pour le jeune, sur différents plans, des espaces où il puisse s’accrocher en tant qu’individualité.

Jour de décision: aujourd’hui il faut répartir les rôles à jouer. Attente tendue, également pour l’enseignante. Comment vont se comporter les élèves? On parle au sujet de chaque rôle et progressivement on a le sentiment qu’un soulagement reconnaissant s’installe du fait que tout se passe si bien. Finalement apparaît le dernier nom pour un des rôles principaux (porteurs) de la pièce. Et l’élève concerné s’exprime immédiatement: «Non, en aucun cas je ne jouerai ce rôle!». — Silence de mort — Le ton décidé de ces paroles semble irrévocable et c’est alors le château de cartes si précieux de toute la planification qui menace de s’effondrer. Interpelés, les élèves regardent leur enseignante. Elle est presque décidée à faire marche arrière mais elle réfléchit un instant et regarde un autre élève: «Volker, pourrais-tu prendre ce rôle?» — Tous sont suspendus à ses lèvres; ils savent que ce n’est pas un bon parleur, voient le combat qui se joue en lui et, dans le silence, il prononce un «oui» bien clair et demande: «Alors c’est Marco qui prend mon rôle?» Celui-ci hésite: «Oui, mais j’ai besoin d’un jour de réflexion, s’il vous plaît». Une fille, au fond de la classe commente sèchement: «Oh la la, ça commence déjà bien.» Rires de soulagement. A travers cette expérience, l’enseignante et les élèves découvrent dans les deux garçons concernés des traits de caractère qu’ils n’avaient jamais remarqués de cette façon auparavant. A côté de la capacité de se lier existe aussi de toute évidence pour le Je humain celle de se retirer. C’est seulement grâce au «Non» décidé de l’un que le «Oui» tout aussi décidé de l’autre a été possible. L’expression du Je a permis que des processus de métamorphose sur différents plans se mettent en place. D’un côté, un nouveau respect envers les deux jeunes gens a vu le jour. D’autre part, tous deux se sont investis très clairement dans les nouveaux rôles proposés. Lors des répétitions qui suivirent leur détermination s’affirma et influença positivement leurs camarades de classe. De ce va-et-vient entre les individus et la communauté et par delà les rôles particuliers, c’est une responsabilité pour la réussite de l’ensemble qui s’est développée.

Le JE s’affirme responsable

Si l’on considère les trois étapes de la scolarité décrites selon le modèle des écoles Rudolf Steiner de naguère, une confiance dans la force de développement qui habite en chaque individualité peut apparaître. L’attention pleinement consciente et l’attitude, le geste pédagogique juste en face de l’enfant ou du jeune sont essentiels. En même temps la détermination intérieure, décisive à partir du Je lui-même doit se manifester. Ce va-et-vient entre les Je en présence tout au long de la scolarité fait de joie à se rencontrer, d’attention à l’autre, de diversité stimulante, d’échange exigeant de perspectives dans le processus d’apprentissage, à quoi s’ajoute l’élément artistique qui imprègne la structure même des cours, tous ces aspects sont au service de l’objectif recherché: découvrir et encourager en chaque être humain en pleine croissance ce qu’il a d’unique, d’irremplaçable.

Un article de Klaus-Peter Röh, professeur de classe, porfesseur de musique et de religion à l’école Waldorf de Flensburg durant 28 ans. Aujourd’hui il dirige avec Florain Oswald la Section pédagogique au Goetheanum de Dornach. L’article, paru initialement dans le bulletin Forum 2015  /  Entr’écoles, a été traduit par le Centre de coordination des écoles Rudolf Steiner de Suisse et du Liechtenstein

Note de la rédaction

Cet article est paru en allemand dans l’édition d’été du périodique «Die Schulkreis, Zeitschrift der Rudolf Steiner Schulen in der Schweiz». Toutes les éditions sont disponibles sur le site www.schulkreis.ch

La version originale de Schulkreis, en allemand, est disponible en téléchargement (1,3 Mo)

Traduction du Schulkreis d’été 2015