SALUTOGENÈSE ET PEDAGOGIE STEINER
par Sibylle Naito

Depuis une dizaine d’années, le mot « salutogenèse » apparaît dans le discours pédagogique – et le mouvement des Ecoles Steiner l’a accueilli avec une certaine satisfaction. En effet, le terme permet d’inscrire des pratiques et intentions déjà expérimentées dans les ERS dans un cadre plus vaste, de relever leur pertinence à partir d’un autre point de vue. Faisons l’exercice : comparons les postulats de la salutogenèse et la pédagogie Steiner.

Le concept de la salutogenèse a été développé par le médecin et sociologue israélo-américain Aaron Antonovski. Il s’est posé une question toute simple : quels sont les facteurs permettant d’être et de rester en bonne santé ? A travers différentes études (par exemple sur des survivantes des camps de concentration), il s’est rendu compte que l’état de santé d’une personne était fortement lié à son attitude générale vis-à-vis de la vie. Il a décrit l’élément générateur de santé sous le nom de « sentiment de cohérence » (sense of coherence – SOC). Le terme de cohérence évoque le sentiment d’appartenance, de conscience de liens. Antonovski en décrit trois aspects :

  1. Le fait de percevoir le monde comme un tout structuré et consistant qui peut être compris ; la confiance dans la possibilité d’intégrer (par la connaissance et la réflexion) même des faits à prime abord surprenants ou choquants dans une vision d’ensemble (sense of comprehensibility).
  2. Le fait de pouvoir donner un sens à ce que l’on vit ; de pouvoir se dire : tel événement qui me blesse me permet peut-être d’évoluer, de transformer ma vie en lui donnant une nouvelle direction ! Ou bien : ce que je fais vaut la peine que je m’engage ! (sense of meaningfulness)
  3. Le fait d’avoir une conscience claire de ses capacités et forces ainsi que la confiance de pouvoir en développer de nouvelles en cas de besoin, la confiance également de pouvoir compter sur des proches, des personnes compétentes ou une ressource spirituelle pour affronter les difficultés inhérentes à la vie (sense of manageability)

Comment être positif ?

Ces trois attitudes se caractérisent peut-être encore mieux par leur contraire : je ne comprends plus le monde et ce qui m’arrive, plus rien n’a de sens, de toute façon, je ne peux rien faire et je me retrouve tout seul… L’absence du sentiment de cohérence ressemble aux états dépressifs – si fréquents à notre époque. Qu’un tel état d’esprit influence négativement sur l’évolution d’une maladie est un phénomène bien connu.
Mais ce qui intéressait Antonovski, c’était la question de savoir comment l’attitude positive – le sentiment de cohérence – se construit, quelles sont très concrètement les racines de la santé. A ce titre, la réflexion médicale change de perspective : au lieu de se centrer sur le traitement des maladies, elle cherche à comprendre la santé et ses origines.

Pratiques pédagogiques et sentiment de cohérence

Rappelons brièvement quelques principes de base de la pédagogie Steiner :

  • Le plan scolaire se veut une réponse aux besoins des enfants et adolescents aux différents moments de leur évolution ; cela veut dire que les matières ne sont pas données pour elles-mêmes mais pour les effets formateurs qu’elles peuvent avoir sur les enfants. Par exemple, l’enseignement de la grammaire en troisième classe intervient à un moment où l’enfant commence à émerger du monde magique de l’enfance et a besoin de se saisir plus consciemment de lui-même et de son entourage.
  • Les activités artistiques et manuelles jouent un rôle important dans l’enseignement – non seulement dans la mesure où elles apparaissent sur la grille horaire mais aussi comme éléments de la didactique des matières plus intellectuelles (par exemple l’apprentissage de l’écriture), le but étant de faire appel à l’être humain dans sa totalité : la maîtrise du corps, l’habileté des gestes ; l’éveil des perceptions sensorielles ; les compétences émotionnelles et sociales ; les capacités cognitives.
  • Les rythmes à tous les niveaux font partie intégrante de la pratique pédagogique : dans chaque cours, l’enseignant veille à varier les activités de telle sorte qu’une courbe dramatique s’installe (début et fin clairement saisis, respiration entre moments de tension et de détente). D’autres rythmes concernent la semaine, les saisons et les années – si la troisième classe s’imprègne des images de la création du monde selon l’Ancien Testament, la dixième classe étudie les débuts de l’humanité du paléolithique aux civilisations anciennes ; fables et légendes racontées en deuxième classe trouvent leur pendant en 11ème : connaissance de soi et travail sur soi sont abordés sous le couvert de la quête de Perceval.
  • Tout ce qui a été décrit ci-dessus s’appuie sur une attitude consciemment travaillée du pédagogue : respect profond pour tout ce que l’enfant apporte, confiance empreinte d’enthousiasme vis-à-vis de ce que l’enfant pourra devenir, geste protecteur pour ce que l’enfant vit.

Stabilité et confiance

En quoi tout cela peut-il contribuer à créer un sentiment fort de cohérence ? Une chose semble évidente : tous les éléments pédagogiques décrits visent à construire et à renforcer la confiance en soi. Parole d’un ancien élève : « Je peux tout faire parce que j’ose essayer. » Les rythmes quant à eux contribuent fortement à donner un sentiment de stabilité, le fait d’être porté par des rythmes et non pas livré au chaos est éminemment rassurant. Les rencontres avec les camarades et les enseignants qui peuvent se construire dans la durée jettent les bases de la confiance dans les liens et, partant, dans le monde.
La confiance donc – elle sous-tend les trois aspects du sentiment de cohérence : le monde est compréhensible, il a un sens et je peux gérer ce qui m’arrive. S’y ajoute la volonté de s’engager : les activités qui font appel à l’être humain entier permettent à l’enfant de s’investir complètement, de se sentir entièrement concerné – quelles que soient ses dispositions de base. La joie que peuvent procurer la musique, la peinture et les autres arts laisse oublier l’ennui de l’exercice nécessaire pour avancer et apporte la preuve du sens de l’engagement.

Jusqu’aux chefs-d’oeuvre

Confiance, engagement et la certitude de trouver un sens à ce que l’on vit : voilà bien le sentiment de cohérence. Beaucoup d’éléments pourraient être rajoutés – tels la méthode phénoménologique qui exerce les capacités de compréhension de toute chose, l’absence de stress lié aux notes, le travail de douzième classe (ou chef-d’oeuvre) qui fait appel à tout ce que l’élève a pu développer…
Justement : chaque année, les élèves de la douzième classe s’engagent dans leur chemin personnel, chacun avec un bagage différent – mais la confiance, la volonté de s’engager et la certitude de trouver ce chemin qui est le leur manquent rarement.

Sibylle Naito
Ecole Steiner de Lausanne
publié dans la revue entr’écoles d’hiver 2011 (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande n°10)

Pour approfondir :

  • Michaela Glöckler, « Salutogenèse » (« Kindsein heute »)
  • Thomas Marti, « Promouvoir la santé par la pédagogie » (« Wie kann Schule die Gesundheit fördern ? »)