La conférence de Robin Schmidt a été traduite en direct par Danuta Perennès

La conférence de Robin Schmidt a été traduite en direct par Danuta Perennès

Robin Schmidt, chercheur en histoire contemporaine et intervenant dans des formations dispensées au Goetheanum (siège de la Société anthroposophique universelle), est venu présenter une conférence à Bois Genoud à l’occasion de la journée dédiée à Rudolf Steiner, le 13 mars. Sa contribution, qui s’annonçait comme un approfondissement de la biographie du créateur de l’anthroposophie, s’est révélée être une réflexion rafraîchissante et inspirante sur l’actualité de la pensée de Rudolf Steiner.

Un chemin, pas une œuvre

Tout au long de sa présentation, Robin Schmidt a mis l’accent sur le fait que l’apport de Rudolf Steiner à la connaissance et à la culture n’était jamais une œuvre finie, toujours un chemin. Une oeuvre est un produit que l’on pose, que l’on étudie. Au contraire les recherches de Rudolf Steiner se présentent comme des flux, des cheminements. D’une part, les travaux de Steiner ne sont, pour la plupart, que des ébauches. Sculptures, livres, eurythmie, les créations restent ouvertes, s’enrichissent au fil du temps, s’étoffent avec les versions. La pédagogie elle-même ne peut pas être considérée comme un système; elle est une voie, une impulsion.

Or depuis une demi-douzaine d’années un nouveau phénomène semble modifier les forces en jeu: la pensée de Rudolf Steiner, soudain dépourvue de son aspect subversif, est soudain admise, saluée dans les milieux les plus divers. L’Allemagne consulte (aussi) les pédagogues anthroposophes pour établir ses programmes scolaires, des produits cosmétiques d’inspiration anthroposophe sont proposés dans les grandes surfaces alors que des reproductions de tableaux de Steiner étaient exposés à la biennale de Venise en 2013. Les textes de Steiner sont soudain publiés par de grandes maisons d’édition, quittant les étagères les plus sombres des librairies.

Nous pourrions nous réjouir de cette reconnaissance tardive. Robin Schmidt n’est pas entièrement de cet avis:

«Du moment où l’œuvre est saisie de cette façon, quand on lui rend hommage, la tradition s’éteint. Lorsque l’acte de transmission et l’objet se séparent, on ne fait plus qu’accumuler la culture. Le courant de transmission est alors interrompu.»

Des systèmes et des gens

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Une première « Welt-Anschauung, » brisée par des crises qui nécessitent de nouveaux chemins.

La pensée de Rudolf Steiner s’inscrit en opposition au matérialisme du XIXe siècle. Cette philosophie détache l’homme de l’influence de son milieu naturel, l’arrache à son contexte social et familial, expulse l’être humain du religieux. L’homme se retrouve étranger vis-à-vis de lui-même. Cette manière de voir produit une science prétendue « naturelle » qui postule que l’univers est objectivement observable. La technique sert alors à connaître puis à maîtriser la nature. L’homme recrée ainsi son environnement, produisant un monde qu’il croit comprendre, saisir.

Rudolf Steiner refuse de réduire la nature à l’état d’objet: elle répond aux agissements des humains. La science de l’esprit, que conçoit Steiner, entrevoit une relation féconde, de création, entre toutes les énergies qui se côtoient.

Plutôt que la technique toute puissante, Steiner évoque l’art, qui permet à l’être humain de parvenir à une nouvelle présence au monde. Il s’agit d’éveiller l’observateur à sa propre impulsion créatrice, à sa propre humanité. L’eurythmie est suggérée, le théâtre est exploré, la peinture est redécouverte, de même que la sculpture, l’architecture, les arts scéniques. Toutes ces disciplines sont rassemblées au sein du premier Goetheanum.

Après la première guerre mondiale, c’est l’art de l’éducation qui mobilise l’énergie de Rudolf Steiner: comment porter l’impulsion créatrice? Comment prendre part au processus de création que vit un enfant? Il s’agit de créer un environnement permettant d’envelopper le petit humain de manière à permettre la créativité d’émerger. Cette école, il faudra beaucoup de travail pour la créer.

Libre comme le pollen

Au seuil de l’année 1923, la vie de Rudolf Steiner est en ruine. Sa santé est précaire, le premier Goetheanum a été détruit par les flammes (le 31.12.1922), intentionnellement, la société anthroposophique d’alors se comporte comme une secte et les collaborateurs de Steiner sont devenus dogmatiques: ils citent les paroles du maître plutôt que de réfléchir librement.

Steiner hésite à poursuivre son action, de crainte de créer un nouveau système, qui s’effondrerait aussi violemment que le premier. Vers Noël 1923 ses pensées s’illuminent: il réalise que l’être humain participe à la création, qu’il peut découvrir, se comprendre lui-même. L’anthroposophie n’a pas besoin d’être enseignée, elle est déjà là, au cœur de l’être humain. La « Freie Hochschule für Geisteswissenschaft » (une université libre de science de l’esprit) est créée au Goetheanum afin d’offrir un espace d’échange, de création. De tels espaces devaient être créés ailleurs, partout dans le monde, afin que l’échange puisse être favorisé. Steiner n’en a pas le temps: il décède en 1925.

Nous pouvons certes nous sentir mélancolique du fait que Steiner n’ait eu le temps de nous transmettre des œuvres achevées. Ou alors on peut considérer que ces fragments sont des grains de pollen, libres, indomptés, qui s’éparpillent et rencontrent parfois une fleur ouverte. La conception est alors une affaire de confiance. Il s’agit de faire de la place, de donner de l’espace pour que le processus de création ait lieu. Dans cette confiance il n’est plus nécessaire de forcer le processus.

« Nous sommes invités à comprendre pour nous-mêmes, à prendre part à la création du monde »

Dans cette perpective, le dogmatisme est impossible: l’œuvre n’est jamais achevée, les pistes doivent encore et encore être explorées.