1861-2011 – CE QUE NOUS DEVONS A RUDOLF STEINER

EN ARCHITECTURE
par Jean-Jacques Tschumi

« Quelle est l’architecture nécessaire à notre époque ? » La question que posait Rudolf Steiner en 1914 reste d’actualité. Ainsi que ses réponses.

Art majeur au sens classique, fruit de l’espace bâti, essentiellement source d’émotions, l’architecture brouille ses pistes et efface ses repères depuis les années cinquante, dans une explosion de manières. La recherche du beau fait un retour après avoir cédé le pas à celle du sens – (ce qui ne devrait pas être contradictoire) – pendant la décennie qui a suivi le post-modernisme. Dans l’architecture dite internationale, la structure a fait place à la texture pour ce qui est de l’expression visible « de la rue ». Le beau, le bien, le vrai sont encore loin d’être le fondement de la démarche moyenne actuelle. Notre Reine des Arts est passagèrement supplantée par sa dérivée : la construction. La construction, qui permet l’expression, est la cheville ouvrière sans laquelle aucune architecture n’existe. Et par confusion moult règles et normes de construction musellent et asphyxient l’architecture. Elles prétendent fonder cet art du cadre de vie sur les sables mouvants que sont les modes inquiètes du développement durable (cet oximore) et sa guirlande d’ukases et d’entreprises à l’économie incomprise.

On peut rêver

De multiples signes augurent de nouvelles approches, parallèlement aux réconfortantes protestations du monde des architectes, au Midem cet hiver à Nice. A Milan, les architectes de l’atelier 5+1 (Cinque più Uno), fer de lance de la nouvelle architecture italienne, sont l’illustration d’équipes réalisant des constructions idoines où une multitude de paramètres sont intégrés à satisfaction : adéquation au programme et aux moyens, beauté, etc., transcendant la simple fonction. Surprise d’un édifice administratif pour la Foire de Milan, par exemple. Ici, le rêve participe du réel par la finesse des compositions, spatiales et colorées comme la réponse attendue mais presque inespérée dans ce dur monde de la force et du paraître.

L’architecture comme vêtement ou décor

L’architecture comme troisième peau, après les vêtements, avec sa sphère intime, l’habitat. Il est l’objet d’essais remarquables depuis les années cinquante même si sa traduction dans nos régions opulentes n’en profite guère. L’apport certain de l’architecture moderne est celui de la lumière dans l’espace bâti reléguant la protection des tentures au domaine des souvenirs. Un bel équilibre émerge aujourd’hui, après la mode hygiéniste de l’après-guerre qui nous a fait passer en Europe de 15% de salle de bains dans les logements à 85% en 50 ans. Cela permet de regarder sur le long terme un ensemble d’éléments favorisant le mieux être et le plaisir d’occuper l’espace. Terme souvent mal vu, le décor est ce qui résulte de la composition, (regardée par le promeneur), ou de son absence, à l’égard du cadre bâti, avec ou sans prolongations de jardins : villes de pierre, comme Sienne, ou villes agrémentées de parcs magnifiques à l’instar de Genève par exemple.

Steiner et l’avenir de l’architecture

L’apport tout à fait original de Rudolf Steiner dans l’espace architectural de son temps, où se développait l’esprit du Jungenstyl face à l’encore toute puissante architecture néoclassique, est d’amener cette question : « Quelle est l’architecture nécessaire à notre époque ? ». Et d’y répondre. Il nous a livré quelques messages, notamment dans cinq conférences en juin et juillet 1914. La troisième, « POUR UNE ARCHITECTURE NOUVELLE » (Dornach, le 28 juin 1914), donne bien le ton de ce dont il s’agit. Elle ne se réfère pas à un style nouveau en architecture (comme en témoigne la différence de style entre les deux Goetheanum), mais bien au sens d’une entreprise de renouveau, nécessaire à l’époque. Rudolf Steiner nous dit : « C’est l’esprit lui-même que l’avenir – et aussi le présent dans la mesure où notre travail puise aux sources de l’avenir – introduira dans le territoire par le langage de ses formes ». Et dans la quatrième conférence : « LA VERITABLE ESTHETIQUE DE LA FORME » (Dornach, 5 juillet 1914), il nous dit aussi : »Vous aurez retenu que ces formes reposent aussi peu sur une imitation du monde physique, du monde extérieur, d’une part, que sur une simple activité de la pensée d’autre part ». Et plus loin : « C’est pourquoi je me contenterai aujourd’hui de vous donner quelques indications, en essayant de vous faire sentir que les lois esthétiques, les lois de la forme, ont leur fondement d’une part dans le Cosmos, et d’autre part dans le microcosme, dans la nature humaine ». Il émerge donc, du florilège architectural de notre époque, une voie de vérité souvent récusée, tant au nom de la liberté (d’expression) qu’à la vue de réalisations peu convaincantes.

Résidence pour personnes âgées dans un cadre intégrant également un jardin d’enfants, des chambres pour étudiants et des locaux commerciaux, en sus des traditionnels restaurants, salle polyvalente et ateliers, voire piscine, de ces établissements. KMS + S.A.R.R.A – architectes.

Résidence pour personnes âgées dans un cadre intégrant également un jardin d’enfants, des chambres pour étudiants et des locaux commerciaux, en sus des traditionnels restaurants, salle polyvalente et ateliers, voire piscine, de ces établissements. KMS + S.A.R.R.A – architectes.

Créer des lieux épanouissants

Une belle illustration des impulsions de Rudolf Steiner se trouve à Jarna, près de Stockholm, où constructions et territoire (avec lacs de décantation pour le traitement des eaux par fontaine Wirbela, roseraie exemplaire…) nous offre le spectacle d’un essai abouti d’architecture contemporaine (école, hôpital, logements) et en croissance. En y ajoutant l’étude du Feng shui du lieu, une mode à l’intérêt certain, on perçoit les efforts de quelques-uns à travers les temps pour offrir un cadre digne et agréable à l’être, facteur d’épanouissement. Et enfin, à l’usage de ceux que l’époque intéresse en comparaison avec celle de nos aïeux, un classique contemporain du regard sur l’architecture : « Apprendre à voir l’architecture », de Bruno Zewi, aux Editions de Minuit, est une invitation à regarder et peut-être à voir le cadre bâti ou l’on évolue.

Jean-Jacques Tschumi
Architecte FAS
publié au printemps 2011 dans la revue entr’écoles (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande #7)

A lire aussi : Rudolf Steiner als Architekt Von Wohn – und Zweckbauten – Verlag Freies Geistesleben Supplément ARCHITECTURE N° 28 de la Revue Triades (1969)