1861-2011 – CE QUE NOUS DEVONS A RUDOLF STEINER

RUDOLF STEINER, PAS TOP AU HIT-PARADE
par François Gautier

Pourquoi le fondateur de l’anthroposophie ne figure-t-il pas en bonne place dans la mémoire collective ? Des livres témoignent pourtant du rayonnement de sa personnalité.

Connaissez-vous des boulevards Rudolf Steiner, des monuments de Rudolf Steiner, des timbres-poste avec Rudolf Steiner ? Pas tellement, n’est-ce pas ! Malgré les nombreuses percées de l’anthroposophie dans tant de domaines, médecine, pédagogie, agriculture, art et religion, l’effigie de son fondateur reste absente des gloires officielles, des noms reconnus, presque de la culture élémentaire.
Peut-être que ses adeptes n’en ont pas toujours donné l’image la meilleure. Peut-être que l’anthroposophie en tant que telle reste une science ou conception de la vie peu accessible. Ou que sa littérature n’a pas les caractéristiques nécessaires pour en faire des best-sellers.
Qu’en est-il de la personne de Rudolf Steiner ? A-t-il été ignoré de ses contemporains ? méprisé ? A y regarder de près, ce n’est pas tout à fait le cas. Des hommes reconnus comme Albert Schweizer, Henri Bergson ont souligné son apport à la culture. Mais d’autres comme Stefan Zweig, Albert Einstein, Franz Kafka, Hermann Hesse ont pu l’entendre, ou même avoir des entretiens personnels avec lui, mais s’en sont détournés avec plus ou moins de mépris. Les témoignages de ceux qui l’ont beaucoup côtoyé dans diverses époques de son activité en laissent pourtant une image impressionnante.

Portrait de Rudolf Steiner à la fin de sa scolarité

Portrait de Rudolf Steiner à la fin de sa scolarité

A l’Université populaire

Prenons Alwin Rudolph. Ce journaliste a découvert le jeune Steiner des années 1890 en cherchant un conférencier pour l’Université ouvrière de Berlin. Il était lui-même très jeune et inexpérimenté, néanmoins cette université ouvrière lui avait laissé le soin de dénicher le professeur qui pût y donner des cours d’histoire. Il raconte avec cocasserie comment il se rendit au domicile de Rudolf Steiner, y rencontra une femme et sa fille toutes à la dévotion de ce professeur inconnu, mais aussi simples et joyeuses ; et comment le jeune professeur le reçut avec intérêt et bonhommie. Il accepta de venir enseigner sans toutefois s’intéresser à la question des honoraires. Cette question non traitée rendit méfiant le comité de la très socialiste université ouvrière. Mais Alwin Rudolph, par de nouvelles visites, put assurer cet engagement.
Il raconte par la suite comment le jeune professeur remplissait les salles de ses cours, mais aussi comment il se liait volontiers à ces ouvriers, au point que Alwin avait l’impression d’être l’un des amis de Rudolf Steiner. Son témoignage rend aussi compte d’un retour d’Angleterre en 1902 de Steiner à partir de quoi, il ne lui sembla plus possible de rester sur un terrain d’amitié avec le cher professeur. Celui-ci s’était mis à diriger la section allemande de la Société théosophique et s’engagea entièrement dans l’organisation et l’enseignement de celle-ci. Même l’aspect extérieur du maître avait changé et notre ouvrier en passe de devenir journaliste quitta Berlin dépité, mais garda toute sa vie une immense reconnaissance pour celui qui l’avait guidé dans ses jeunes années.

Un écrivain russe

Lorsqu’on lit les souvenirs de Rudolf Steiner par l’écrivain Andreï Biely, on a une image de celui-ci quand il avait quitté le mouvement théosophique en 1912 pour créer son anthroposophie. On a aussi un témoignage très vif de la période de construction du premier Goetheanum à Dornach. Biely qui, en 1916, quitte la Suisse pour rejoindre Moscou tenta par ses nombreuses conférences de propager l’anthroposophie dans la société russe d’alors, en plein bouleversement. Il resta respecté des Bolchévistes, mais vécut durement sous Staline, tentant de convaincre les services de police que ses amis anthroposophes ne devaient pas croupir en prison. En 1929, Biely écrivit « ses souvenirs » en 12 jours et 12 nuits. Leur manuscrit parvient dans les années 70 à la « Dame aux cinq éléphants » qui en fit une magnifique traduction en allemand. La traduction française, plus récente, a paru à L’Age d’Homme. Biely réussit dans son livre à nous rendre Rudolf Steiner vivant, dépeint son art oratoire, ses talents de pédagogue, de comédien même. Il parle des injustices ou inconséquences dont il était victime et de sa grandeur d’âme.

Portrait de Biely par Léon Bakst, 1905

Portrait de Biely par Léon Bakst, 1905

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Portrait de Friedrich Rittelmeyer

Un théologien célèbre

Un autre témoignage a été écrit par Friedrich Rittelmeyer. Il fait moins juvénile. Rittelmeyer était un théologien protestant célèbre déjà lorsqu’il a connu Rudolf Steiner. Ce qui caractérise surtout son « J’ai rencontré Rudolf Steiner » à mes yeux est la circonspection de cet homme qui veut par curiosité intellectuelle connaître les différentes spiritualités de son temps. Circonspect, ne voulant pas se laisser impressionner… et néanmoins vite (moins vite que Biely sans doute) convaincu de la justesse des vues de Steiner. Au point qu’avec d’autres théologiens, il va créer cette « Communauté des Chrétiens » à laquelle Steiner voua peut-être autant de sollicitude qu’à l’école Waldorf.
Dans plusieurs témoignages (ceux de Biély et de Rittelmeyer entre autres), leurs auteurs racontent avoir eu le pressentiment qu’ils allaient dans leur vie rencontrer une personnalité exceptionnelle. Ils disent aussi qu’ils se formulaient pour voeu : « Pourvu que je ne passe pas à côté ». A cela notamment, nous pouvons reconnaître que le lien que chacun crée vis-à-vis de Rudolf Steiner ou de l’Anthroposophie ne peut pas être un « must », mais bien plutôt une affaire personnelle, ou même de destin. Aussi prend-on une certaine distance vis-à-vis de l’ignorance ou du mépris que le monde officiel ou académique affiche par rapport à une figure de proue de notre culture, pour ne pas dire de notre civilisation.

François Gautier
publié au printemps 2011 dans la revue entr’écoles (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande #7)

Livres mentionnés :

  • « Souvenirs. Rudolf Steiner et l’Université ouvrière de Berlin », Alwin Rudolph et Johanna Mücke, Editions Anthroposophiques Romandes.
  • « J’ai rencontré Rudolf Steiner », Friedrich Rittelmeyer, éditions Triades.
  • *Souvenirs sur Rudolf Steiner », Andreï Biely, éditions L’Age d’homme.