D’après une conférence donnée à la Saint Michel à l’école Rudolf Steiner Lausanne
par Madame Félicitas Vogt

Le parcours de vie de Madame Félicitas Vogt est fort varié mais riche de sens : elle a d’abord fait des études de théologie et de sport et a été professeur de classe dans une école Waldorf en Allemagne avant de se consacrer depuis de longues années, de plus en plus et avec une reconnaissance au plan international, au problème de la dépendance—en allemand : « Sucht ».
Ce compte-rendu ne peut donner qu’un petit reflet du contenu de la conférence, mais malheureusement pas rendre la qualité de contact directe, chaleureuse, décidée et pleine d’humour de la conférencière. On sent qu’elle incarne en elle-même pleinement ses idées et c’est pourquoi elle nous touche au fond du cœur.
Se pose d’emblée un problème de traduction (Sibylle Naïto) sur le mot allemand « Sucht » – traduit par dépendance en français ; addiction en anglais ou franglais – qui procède du verbe « suchen » qui veut dire chercher ; ainsi la dépendance est-elle, comme on le verra par la suite, une recherche dévoyée.

Dépendance ou liberté ? En apparence cela est clair et il faut choisir son camp. Est-ce vraiment aussi simple ? Chacun de nous n’a-t-il pas aussi sa forme de dépendance plus ou moins manifeste, plus ou moins erronée, ses petites manies et routines sécurisantes… ? Et d’autre part, les per-sonnes dépendantes avérées, et conscientes de l’être, ne sont-elles pas parfois à certains égards plus sensibles et plus riches en profondeur que d’autres personnes soit-disant saines, bien rigidifiées dans leur uniforme mental et leur conformisme social de bon aloi ?
De fait, il nous faut tout d’abord, si l’on veut comprendre le problème, reconnaître en soi, en chacun de nous…, la tendance à la dépendance, non pas pour s’en défaire en un tournemain… mais pour y plonger lucidement, courageusement et sans illusion sur soi-même, afin de mieux saisir par l’intérieur les personnes qui ont elles-mêmes, pour des raisons psycho-sociologiques complexes, succombé à des dépendances avérées, voire graves pour la santé physique et mentale.
En effet, c’est en identifiant le plus lucidement possible – il est mille raisons de subterfuges… – le dépendant EN NOUS, en éprouvant au maximum ce phénomène humain sans le juger ni l’épingler que l’on peut ensuite recevoir, accepter puis aider le dépendant chez autrui.
Ce n’est pas en moralisant du haut de son piédestal, en se prenant soi-même pour un modèle de vertu ou bien au contraire en démissionnant par avance sous le couvert d’une soi-disant tolérance où se cache la peur du conflit et la perte de la confiance en l’humain.
Avant de vouloir faire sortir un jeune de sa problématique de dépendance, il faut commencer par y entrer AVEC lui/elle – et non pas contre – il faut entendre son message à la fois doucereux et dangereux, et percevoir aussi tout ce qu’il peut y avoir de détresse et d’espoir déçu derrière ce message. Il ne s’agit pas de « diaboliser la dépendance », mais d’apprendre à la considérer ensemble – adulte et jeune – en tant que phénomène objectif, en tant que jouissance… et souffrance subjective, en tant que problème de destinée personnelle et groupale, à l’époque où nous vivons. Il s’agit bien de regarder ensemble la dépendance pour apprendre ensuite – et c’est souvent un long parcours -, à la surmonter ensemble courageusement et créativement.

***

Et c’est là précisément que se situe l’impulsion de Michaël. Michaël ne s’intéresse pas à ceux qui sont déjà libres ni à ceux qui ne le sont pas; mais à tous ceux/celles qui se rendent compte de leur non-liberté et cherchent à mobiliser leurs forces pour se libérer.
Le « Moi » de l’être humain – Ich – doit en effet travailler la vie durant à sa propre libération; et le dépendant, qui est enchaîné à sa dépendance est là, à travers son drame personnel, pour nous le rappeler.

Au plan de l’évolution de l’humanité dans son ensemble, évolution qui s’étend dans le temps historique en occident, mais qui se manifeste aussi d’une certaine manière au niveau géo-ethnographique, on peut voir le « Moi » – au sens fort de centre spirituel de l’âme – émerger progressivement du groupe socio-familial auquel il s’identifie tout d’abord complètement (groupe clanique, ethnique, national, religieux, idéologique…). Le « Moi » émergeant se saisit lui-même de manière nécessairement égoïste au départ sous forme du « Moi d’abord », avec en corollaire une tendance à renier toute forme d’appartenance, alors vécue comme une « dépendance insupportable » : tradition, religion et famille sont alors « jetées aux orties », au profit d’un égocentrisme plus ou moins affiché, plus ou moins raffiné, parfois franchement provocateur, parfois sous le costume d’une idéologie altruiste.
Or il y a quelque chose de juste à l’égoïsme au plan de l’évolution de la personne comme le souligne Rudolf Steiner (cycle l’Apocalypse – 8e conférence, Ed. Triades) ; l’égoïsme est un état avant tout centré sur sa propre personne, ses besoins, désirs et opinions, il constitue en quelque sorte l’ancrage du navire de la personnalité.
Mais le Moi vient à se rappeler de son « grand voyage », vient à se souvenir qu’il procède du royaume de l’Esprit. Et il en éprouve une nostalgie – Sehnsucht – grandissante, et cette nostalgie peut devenir si poignante, si envahissante que cela peut aller jusqu’au malaise voire à la maladie sous forme d’angoisse, de dépression, de perte de cohérence psychique.
C’est en effet qu’au sommet de la pyramide, qui conduit de la conscience collective-sécurisante à la conscience individuelle ego-centrée, exaltante mais désécurisante…, on se retrouve nécessairement seul(e), désespérément seul(e) et avec la nostalgie, informulable encore, d’autre chose…
Va-t-on alors « passer par le chas de l’aiguille » ? Va-t-on oser entamer un processus nécessairement difficile et douloureux de remise en cause et de transformation – « stirb und werde », meurs et deviens (Goethe) – ou bien va-t-on céder à la mentalité courante aujourd’hui du moindre effort (civilisation presse-bouton) et de l’évitement de la souffrance (le marché mondial de pilules antalgiques et anxiolytiques se chiffre par milliards ! C’est une bonne affaire…)

Alors au lieu du « cheminement initiatique » vers un plus haut soi-même, le sujet va s’égarer dans la voie hasardeuse des dépendances…, pour éviter de dépendre de lui-même… ce qui est la seule « dépendance » juste de l’être humain !
Le sujet, sous couvert du lien à une « bande » plus ou moins idéalisée, risque de s’enfermer sur une voie ultra-personnelle et ego-centrée qui aboutit à un cul-de-sac, à un vide… que l’on cherche désespérément à combler par la dépendance; et le cercle vicieux est alors bien installé !
La vie peut en effet être considérée comme une sorte de parcours initiatique – ce qui avait lieu dans les temps anciens dans le secret du Temple se déroule aujourd’hui sous nos yeux au quotidien – et elle nécessite une activité consciente et créatrice de chaque jour. Au lieu de se croire « libéré » il faut travailler sans relâche à notre liberté intérieure, au lieu de vivre dans l’urgence du « struggle for life » il faut essayer de cultiver au plus profond de soi des forces de compassion et de guérison ; et, à cet égard, les jeunes qui nous sont confiés et qui héritent de la société que nous avons nous-mêmes édifiée…, sont aussi nos « maîtres ».

Quand un sujet prend le chemin détourné – Umweg – de la dépendance, il/elle est sans trop le savoir lui-même en quête de transformation de soi et en recherche d’une société plus juste, plus fraternelle… mais il ne rencontre au bout du compte que son propre ego, son propre isolement et perd le lien avec le monde spirituel véritable.

Le dépendant peut croire un temps avoir trouvé la « solution magique » à ses problèmes… mais en fait il se détourne ainsi de plus en plus de l’être véritable ; et même s’il croit avoir en sa possession « quelque chose de l’ordre du bien-être et de la spiritualité »… il va tôt ou tard devoir payer un terrible loyer.

***

Les dépendances peuvent être manifestes : drogues, médicaments, alcool; troubles du comportement alimentaire (anorexie, boulimie)… mais elles peuvent également être plus subtiles: dépendance aux média (computer-TV), au sport à outrance, au sexe… et même à certains « groupes-harmonie » et associations diverses, sans compter aussi la trop fameuse manie de tout critiquer… A chacun de faire son tri ! mais sans chasse-aux-sorcières pour autant !
Il y a dépendance chaque fois qu’une personne se jette dans une activité quelconque sans possibilité de se maîtriser par un geste de distanciation intérieure. Par exemple on peut aimer faire de la gym, courir dans la nature et même faire des compétitions sportives… mais si l’on ne peut se passer de courir, d’entrer en compétition, si l’on s’est totalement identifié à une activité avec la peur inconsciente d’affronter un vide si l’on perdait cette identification… alors on est déjà dans un processus de dépendance.

Or le Moi humain est l’entité qui doit apprendre à se tenir par elle-même et au besoin par dessus l’abîme. « Si tout devait s’écrouler autour de moi… moi seul j’ai la potentialité (ce n’est pas donné par nature, ceci nécessite un effort conscient) de me reconstruire par l’intérieur en travaillant sans cesse à ma propre transformation et libération », nous dit avec force Madame Vogt.
Et c’est cette qualité du Moi, qui est précisément prophylactique et thérapeutique pour se confronter positivement au problème de la dépendance – et qui va bien au delà des seules drogues comme dit plus haut.

Nous tous, parents, enseignants, éducateurs, thérapeutes, nous sommes appelés par les jeunes – qui sont en quête d’autre chose tout en cédant très facilement aux mirages de la société de consommation – à nous remettre en cause et à entamer avec eux un dialogue constructif et créatif, à l’écoute de ce qui monte du plus profond de notre âme et des besoins du monde.

Michel Lepoivre
publié dans la revue «La Vie de l’Ecole» de Noël 2001