EN MISSION AU TOHOKU, AVRIL-MAI 2011
par Sybille Naito 

En mars 2011, un tremblement de terre d’une magnitude de 8,9 est survenu près de la côte, au nord-est de Tokyo, suivi d’un tsunami et d’une catastrophe nucléaire. Récit d’un séjour sur place avec les Amis de l’art d’éduquer* pour une intervention pédagogique d’urgence auprès des enfants traumatisés.

Sur le trajet de Tokyo à Sendai, les effets du tremblement de terre sont peu visibles : quelques bosses et fentes dans le macadam secouent le bus, parfois, des travaux ralentissent le trafic. Des bâches bleues recouvrent les toits dont les tuiles sont tombées. Arrivés à l’auberge, nous sommes éblouis par la vue magnifique – montagne après montagne, l’horizon s’élève, plus près de nous, la forêt printanière, vert clair et rose. Ni les fentes dans le sol ni les portes vitrées cassées ne nous impressionnent vraiment, tous finissent par s’habituer aux petits tremblements de terre quotidiens.
Les premiers jours, nous ne nous approchons pas des côtes, nous travaillons avec des enfants, leurs parents et enseignants (60 à 80 personnes) à qui la pédagogie Steiner n’est pas inconnue : un jardin d’enfant et des ateliers pour les enfants plus grands existent ici depuis plusieurs années. Les enfants sont adorables, peut-être un peu timides, les parents souriants, ils prennent tous visiblement plaisir aux jeux de balle et exercices rythmiques – et surtout à la grande spirale que nous marchons la main dans la main. Mais plus tard, lors des ateliers séparés pour parents et enfants, certains adultes pleurent.
Les plus petits enfants ont dessiné un moment, maintenant ils ont besoin de mouvement. Nous sortons dans un petit parc, les enfants sont excités et courent dans tous les sens. Je fais ce que je ferais en Suisse : j’invente des jeux avec ce que la nature offre – les fleurs de camélia deviennent de superbes bateaux dans le ruisseau, les brins d’herbe se transforment en sifflets… Un de nos amis japonais me souffle à l’oreille qu’il vaut mieux arrêter : la radioactivité s’accumule dans les plantes.

Réfugiés à l’école

Les jours suivants, nous nous rendons dans différents lieux d’accueil pour les enfants (dont une institution pour des enfants handicapés) et une école primaire situés dans les régions touchées par le tsunami. La petite ville d’Onagawa se trouve dans une magnifique baie, la mer est calme, on voit des îles au lointain. Mais en fait, la ville n’existe plus : ici, la vague a atteint plus de 30 mètres de haut, tout est broyé, déchiqueté. Sur le toit d’un immeuble dont ne restent plus que les murs, une voiture en équilibre précaire. Un train, projeté à travers un cimetière. L’hôpital se trouve sur une hauteur, beaucoup s’y sont réfugiés mais la vague en a éventré le premier étage. Les enfants étaient à l’école – et l’école est le dernier bâtiment de la ville, tout en haut de la pente : la vague s’est arrêtée devant le portail. Les routes étaient coupées, les enfants et leurs enseignants sont restés une semaine dans l’école, les premiers jours sans secours, donc sans nourriture, sans eau courante, sans couvertures alors qu’il faisait un froid glacial. Maintenant, la salle de gym est transformée en camp pour les survivants, certains enfants y vivent avec leurs parents. Le rez-de-chaussée de l’école joue le rôle de la mairie disparue, les gens s’y pressent en foule – il y a tant de questions, tant d’incertitudes. Deux après-midi, nous travaillons avec les classes (de la première à la sixième). La chanson et les gestes qui l’accompagnent les font rire aux éclats, les grands adorent le jeu avec le parachute. Tout à coup, les vitres se mettent à trembler, un enfant s’écrie : un tremblement de terre ! Les autres restent concentrés sur les balles qu’il faut lancer à la bonne personne.

 

EE-9-Japon-tsunami

« Emporté par l’eau »

Ailleurs, les destructions s’étalent loin à l’intérieur des terres : la vague a remonté les rivières. A Ishinomaki, elle a emporté l’école, seuls un enseignant et quelques enfants ont survécu. « Nagasarechatta » – emporté par l’eau – c’est le mot que nous entendons trop souvent. Les destructions sont inimaginables – ce qui avait l’air terrible à la télévision, sur les photos, ressemble à un cauchemar auquel on n’arrive pas à croire quand on est plongé dedans. Mais ouvriers et soldats s’y activent calmement, ils commencent à trier les décombres (pour l’instant, seules les routes sont dégagées), des centaines de frigos plus ou moins écrasés sont entassés le long de la route. Mais où mettre tous les déchets ? Des centaines de kilomètres de côte ressemblent à une décharge folle…
Nous sommes début septembre, j’ai trouvé des photos sur internet qui montrent que beaucoup de décombres ont été enlevées depuis le mois de mai. Mais tout ce vide donne froid au dos. J’ai peu de nouvelles des enfants – ils peuvent jouer dehors mais pas trop longtemps. Personne ne sait vraiment ce qu’il en est de la radioactivité – pendant notre séjour (à une centaine de kilomètres de Fukushima) nous n’avons pas été exposés à des radiations (ainsi nous a informé le dosimètre) mais les branches qu’une de nous a ramenées étaient hautement radioactives… Les habitants du Tohoku ont peur – de la radioactivité, du fait que les autorités ne leur disent pas tout, d’un autre tremblement de terre. Et les enfants, comment peuvent-ils grandir parmi ces adultes inquiets, dans cette nature qui est devenue hostile, traître ?

Une pédagogie contre la peur

Le travail pédagogique que nous avons fait avec les enfants était simple : les concepts clé en sont la joie, le rythme, le mouvement, la répétition, l’activité artistique. Eléments de base de la pédagogie Steiner, en effet. Une question s’est imposée à moi : le mérite le plus grand de la pédagogie Steiner ne réside-t-il pas là – construire les forces qui permettent d’affronter toutes les peurs, d’intégrer les traumatismes dans la vie ? Et cela de façon simple, sans grands moyens – de l’arte povera en quelque sorte. Parfois, j’ai l’impression que le monde autour de nous se resserre, menaçant. Mais les enfants sont là, fragiles, pourtant prêts à nous faire confiance, à aimer la vie. La pédagogie d’urgence – ne faut-il pas la pratiquer ici, tous les jours, pour tous les enfants ?

Sibylle Naito
Ecole Steiner de Lausanne
publié dans la revue entr’écoles d’automne 2011 (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande n°9)

*Freunde der Erziehungskunst est une ONG allemande qui soutient depuis longtemps les initiatives liées à la pédagogie Steiner ; depuis quelques années, elle organise des interventions pédagogiques d’urgence (notamment à Haïti, Gaza, Cheng-du, etc.). Pour plus d’informations, veuillez consulter leur site www.freunde-waldorf.de – vous y trouverez des traductions françaises.