Succès et pièges de l’évaluation des élèves

Harmoniser les systèmes scolaires cantonaux : c’est une décision fort compréhensible dans un si petit pays avec tant de cantons aux systèmes scolaires si différents ! Nous avons su nous adapter à HarmoS en évaluant nos élèves en 2ème, 6ème et 9ème classes. Une expérience bien réussie, mais qui appelle quelques commentaires.

Rappelons brièvement de quoi il s’agit: la Conférence suisse des directeurs de l’instruction publique (CDIP) a proposé d’harmoniser la durée des degrés de l’enseignement obligatoire ainsi que leurs principaux objectifs. Des standards de formation décrivent les compétences minimales qui feront l’objet d’une évaluation à la fin de ce qui correspond aux 2ème, 6ème et 9ème classes des écoles Steiner. Cette réforme (le concordat HarmoS) a été acceptée par les cantons de Vaud et de Genève l’année dernière, sa mise en pratique se prépare dans les deux cantons.

En février 2007, la Communauté de travail des ERS en Suisse a formé trois groupes de travail qui devaient élaborer des projets d’évaluation pour les 2ème, 6ème et 9ème classes. De plus en plus d’écoles Steiner se basent sur les propositions de ces groupes de travail pour effectuer des évaluations. Il s’agit de disposer de modèles d’évaluation adaptés aux méthodes et au plan scolaire des écoles Steiner. La façon d’y intégrer les objectifs du plan d’études HarmoS est encore en discussion.

Il s’agit, dans le projet HarmoS, de vérifier des compétences minimales acquises par tous les élèves, cette évaluation devrait également permettre de contrôler la qualité de l’enseignement des différents établissements scolaires (ou celle des enseignants). Quelle peut être la position des écoles Steiner face à cette harmonisation intercantonale ?

Les bilans sont appréciés

La pédagogie Steiner cherche à accompagner l’enfant sur son chemin en respectant son rythme personnel, une évaluation dans le cadre de la pédagogie Steiner prend donc la forme d’un bilan qui prend en compte tous les aspects de son développement sans privilégier les acquis intellectuels. Voici, à titre d’exemple, le modèle de bilan proposé par le groupe « Treffpunkt 9. Klasse » (point de convergence 9ème classe). Quatre éléments sont utilisés pour faire un bilan lors d’un entretien avec les parents et l’élève :

  1. les bulletins de l’année en cours
  2. les portfolios et autres reflets de travaux pratiques et/ou artistiques
  3. les résultats des examens en langue maternelle, mathématiques, une ou deux langues étrangères, et en sciences dès que les standards HarmoS seront clairement définis (1)
  4. l’autoévaluation des compétences-clés telles que compétences sociales, organisation, affirmation personnelle, etc.

Regardons de plus près les expériences faites avec les évaluations dans les écoles Steiner (2). Les trois bilans (2ème, 6ème et 9ème) cherchent à rendre visibles les différentes facettes de l’évolution de l’enfant – le simple fait de porter une attention particulière à chaque enfant à un moment précis a des conséquences bénéfiques à plusieurs niveaux : les enfants se sentent (plus ou moins consciemment selon leur âge) reconnus, pris au sérieux; les bilans permettent de mettre en évidence des besoins particuliers; l’enseignant dispose d’une plateforme d’échange avec ses collègues et les thérapeutes. Tous les bilans mettent l’accent sur l’échange avec les parents, les retours écrits et les entretiens sont vécus de façon très positive par les parents, enseignants et grands élèves. Un constat très positif donc. Malgré cela, certaines questions méritent d’être posées.

S’adapter à un modèle de réussite ?

Une première question qui peut paraître naïve : au fond, quels sont les buts de l’enseignement dont l’efficacité est ainsi évaluée ? S’agit-il de préparer les enfants à une performance maximale au niveau professionnel – but qui semble être à la base de l’étude PISA (Programme for International Student Assessment) ? Le débat sur l’école intéresse les milieux économiques – il suffit de regarder les prises de position des partis, de se rappeler que PISA a été développée par l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques) pour s’en rendre compte. Et la pédagogie Steiner ? Son but reste l’ouverture, non pas la carrière : devenir moi-même et, grâce à cela, donner le meilleur de moi-même au monde. Les bilans devraient être l’occasion pour l’enseignant de se rappeler que chaque enfant apporte ses propres critères d’évaluation, ses standards à lui. Ce qui entraîne une nouvelle question: que se passe-t-il lorsqu’on fixe des standards de formation, des objectifs à atteindre, des compétences à acquérir ? À travers cela, ne donne-t-on pas implicitement à entendre que l’enfant doit s’adapter à un modèle idéal ? Et qui a élaboré ce modèle idéal, sur quelles bases ?

Plus haut, nous avons mentionné les compétences-clés – c’est un terme très actuel, présent dans tous les débats sur l’instruction (et également dans les CV). Voici une définition du mot compétence : « capacité d’agir en situation, se mesure en termes d’efficience, mobilise simultanément des ressources personnelles (connaissances, aptitudes, attitudes, dispositions) » (3). Toute limpide qu’elle paraisse, cette définition n’est pas sans soulever une nouvelle série de questions – de quelle efficience parlons-nous ? Une efficience immédiate ou à long terme ? Comment peut-on évaluer une capacité qui se révèle justement « en situation » ? Forcément, la situation d’évaluation sera artificielle… Et comment évaluer des attitudes et dispositions ?

Deux exemples à méditer

Mentionnons deux approches qui peuvent nous ouvrir des horizons de réflexion : d’un côté les Chemins vers la Qualité, la méthode de contrôle-qualité développée sur les mêmes bases que la pédagogie Steiner (i.e. même vision de l’être humain) et utilisée notamment dans les ERS de Genève et de Lausanne. La démarche des Chemins vers la Qualité laisse l’espace de rencontre entre l’enseignant et l’enfant délibérément libre – la qualité étant garantie par la constante recherche d’équilibre des forces en oeuvre dans la communauté qui entoure cet espace de liberté pédagogique.

D’un autre côté, rappelons l’approche de la salutogénèse, encore peu connue en monde francophone, pourtant proche des recherches sur la résilience. La salutogénèse décrit le sentiment de cohérence comme élément clé de la santé physique et psychique – et la pédagogie Steiner dispose des outils pour développer les trois conditions principales du sentiment de cohérence (le fait que le monde soit perçu comme compréhensible, maîtrisable et plein de sens). S’il s’agit de créer les conditions pédagogiques qui favorisent le développement de ce sentiment de cohérence, la question des évaluations se pose dans de tous autres termes!

Résumons : face à HarmoS, les écoles Steiner ont su relever le défi de l’élaboration d’un modèle spécifique d’évaluation et de bilan. Réussiront-elles la remise en question de termes et de modèles qui s’imposent avec une évidence apparente – et qui peuvent pourtant véhiculer des notions incompatibles avec la pratique de la pédagogie fondée par Rudolf Steiner ? C’est un nouveau défi : non seulement concilier les exigences et les recherches du monde actuel avec le savoir et l’expérience des enseignants des écoles Steiner, mais promouvoir la pertinence de la pédagogie Steiner dans le monde actuel.

Sibylle Naito
Ecole Steiner de Lausanne
article publié au printemps 2010 dans la revue entr’écoles (journal des écoles Rudolf Steiner de la Suisse Romande #3) 

(1) Le descriptif sorti fin janvier n’a pas encore pu être pris en compte (cf. www.edk.ch)
(2) Ces remarques sont basées sur les expériences de l’ERS de Lausanne ainsi que sur les retours des groupes de travail (cf. ci-dessus)
(3) www.cafoc.ac-nantes.fr