Quitter le costume, se démaquiller, ranger ou brûler les décors et accessoires – c’est à peine fini, nous avons à peine dormi quelques heures et nous nous retrouvons déjà à l’aéroport de Genève. Qui sont plus excités, les parents ou les enfants?

Pendant les quelques heures de vol, la jubilation maîtrisée (nous ne sommes pas seuls…) rogne: Genève – Lausanne – la Suisse – notre vie habituelle, nos soucis, même nos personnes habituelles deviennent petits, disparaissent. Sarah, qui revient avec Angéli du cockpit où le pilote leur a montré l’espace merveilleux ouvert devant nous, ne touche plus le sol – elle vole, devance l’avion!

Cheremetievo: rien de rassurant – des pistes mal entretenues, abandonnées se perdant parmi les bouleaux desséchés: nous nous engouffrons dans des salles grises, remplies seulement d’un silence menaçant.

Que faut-il déclarer? Que veut-on nous soutirer, nous faire avouer? Mais les douaniers sont désintéressés, et nous voilà dans le grand hall, la foule nous presse…

Lena est là, avec Olga, Macha, Julia, Tanja, Andrej – pommettes hautes, yeux bleus, tâches de rousseur, casquette militaire – qui est donc qui?

On nous embarque dans un bus loué exprès pour nous – qui se rappelle les expertises à passer en Suisse? Nous nous habituons vite aux tôles bosselées, trouées, rouillées.

L’heure de trajet jusqu’à Moscou n’est pas longue: nous apercevons des tours de refroidissement vieillotes, Ikea version russe, des immeubles décrépits aux balcons bricolés de toutes pièces et déjà nous arrivons au centre.

Flot de voitures, immeubles modernes du style palais UBS, notre car fait péniblement demi-tour, s’arrête.

Notre hôtel cache derrière une toute petite entrée des étages, des couloirs sans fin, chacune de nos chambres à deux lits pourrait accueillir nous tous (celle des garçons est carrément une salle de bal!). Les canapés avec leur revêtement de peluche rivalisent de couleur – rouge flamboyant, vert sapin, mauve… Les armoires et bureaux étalent leur acajou vrai ou faux. Aux détours des couloirs, une agence de voyage, un salon de coiffure, une diseuse de bonne aventure… Toute cette magnificence est gardée par deux ou trois hommes en uniforme, tour à tour ennuyés, grognons, alertes.

Deux jours et demi à Moscou – comment vous raconter les repas délicieux et bon-marchés, les vieillards et enfants mendiants, le rouge et or des églises, le défilé de tableaux dont le premier est de Roublev, le cirque où le clown fait descendre Lucy, Catherine et Angéli dans l’arène – et encore – et encore –…

Mardi soir: traîner les bagages, ne pas se perdre dans les souterrains, dans la foule, le métro, la gare, enfin notre train – notre wagon – nos compartiments. Sans Anna, notre accompagnatrice, sans Lena nous ne savons rien faire: comment se procurer du thé, comment faire fonctionner le robinet, comment tirer un renseignement de la contrôleuse belle et farouche à souhait, comment parler aux deux Russes ivres et débordant de générosité?

Nous aimerions dormir – comment se débarrasser du Russe qui raconte sa vie à Anna? Lena m’apprend – je lui dis: « Fsio-a! » – ça marche!

Secoués, ballottés, nous dormons un peu. Le matin, le paysage est vert, ondulant, de-ci de-là un village aux maisons en rondins – oh, la belle chèvre! – mais nous allons arriver.

Bousculade, bagages entassés sur le ballast – mais où est la gare? – mais si, un bus est là, Vadim, sans un sourire, du haut de ses 1m90, nous fait monter. Serrés les uns contre les autres, les bagages sur nos pieds, nous sommes emportés. Le paysage n’est pas spectaculaire mais tout est si vert, si vaste, si doux; quand nous traversons un hameau, les fenêtres aux cadres sculptés, peints nous font des clins d’œil.

On nous fait descendre: le bus ne peut pas traverser la rivière, un à un nous passons sur un pont plus que branlant, nous suivons le chemin qui monte dans la pinède, le rideau d’arbres s’ouvre sur un grand pré odorant – au-delà la rangée de maisons en rondins monte vers la forêt, nous voilà arrivés sur la colline de Nikolsk!

Aucun des 10 jours suivants ne ressemblera aux autres – juste les repas sont invariablement copieux et si bons! La vaisselle semble chaque jour plus longue à laver – et je tremble chaque jour devant les immenses seaux d’eau bouillante en équilibre précaire sur la petite cuisinière.

Tous les matins, nous travaillons quatre heures – chacun choisit le travail qui lui convient. Avant notre arrivée, il a plu tout le temps, mais maintenant le ciel est bleu, quelques nuages s’y promènent – un temps idéal pour les travaux d’extérieur.

Les filles se bousculent pour travailler sur les fondations de la nouvelle maison à construire – histoire de montrer aux hommes russes (les deux Volodia et Vadim ont tôt fait d’acquérir une réputation de « macho »!) ce dont des femmes sont capables. On dissimule donc les courbatures, les cloques et on rit beaucoup.

Tanja et moi, nous aimons le jardinage avec Aljosha – nous désherbons, nous ramassons les doryphores – tiens, ils sont comme en Suisse! Loïc et Alic font une splendide isolation pour la bergerie – et admirent le troisième Volodia qui crée un système de fermeture automatique du portail digne d’une exposition d’art moderne: crâne de chèvre, chaîne rouillée, pierre pittoresque s’y combinent.

L’après-midi, il y a le temps pour tout: sieste, promenades dans la forêt magique aux clairières fleuries, parsemées de fraises des bois, rencontres – surtout les rencontres: si le dialogue est parfois laborieux avec Russlan, Davil, Iljusha et les autres (notre russe, leur anglais!), volleyball et foot rassemblent tout le monde! Et Roma, 5 ans, est aux anges: tant de camarades de jeu! Et surtout Florine qui est si patiente, qui veut bien se balancer pendant des heures avec lui!

Quelques comportements nous semblent parfois bizarres – nous n’apprenons que peu à peu qu’Andrej a un père soldat, violent, que Serjocha a fait la guerre de Tchétchénie. C’est vrai: l’endroit s’appelle «centre médico-social», il se veut un lieu de ressourcement pour toute personne en difficulté, souffrante.

Nous autres, pour le moment, sommes gâtés: à la fin de chaque jour nous attend la banja, le bain-sauna russe. Nous en sortons rouges, comblés de bonne chaleur et de bien-être. Jusqu’au jour où – oui , où le poêle de la banja, surchauffé, met le feu au toit…!

Confusion, exploits, bon sens et pompiers viennent à bout du feu. Nous avons eu très peur!

Le lendemain, tout le monde travaille d’arrache-pied – le mélange laine de verre-sciure s’infiltre partout. Le bonheur de se laver dans l’autre, l’ancienne, banja en est encore plus grand!

Parfois, nous descendons de notre colline: pour aller au marché dans le petit centre de Nikolsk. Heureux qui n’a pas vu l’étalage des bouchers! Les étalages sauvages nous fascinent: sur un journal étalé par terre, tout le monde vend tout et n’importe quoi, des morceaux d’ordinateur en vrac aux fraises des bois en passant par le cochon d’Inde.

Dimanche, nous nous baignons dans un petit lac (un peu froid il est vrai), nous mangeons des pommes de terre et du poisson salé, assis dans le sable, Misa trouve un énorme champignon, Valéra le géologue remplit deux paniers de chanterelles.

En route, les églises en ruines et entourées d’échafaudages nous attirent et le dernier jour, nous assistons au baptême de Roma et au service qui suit – si les icônes sont des posters entourés de cadres en plastique, les chants et récitations sont tels que nous nous imaginions.

La veille de notre départ, nous invitons tous les voisins et autres connaissances: nous jouons un conte pour eux. Tatjana lit, les auteurs parlent en russe – mais oui, aussi les Vaudois! Tout le monde sait la réplique de l’ourse-Sarah: Nje, boïsna minja – ja Karaljevna! Ne me crains pas! Je suis une princesse!

Parmi nos spectacteurs (une trentaine, surtout des babouchki, des enfants) Igor et Ilja, deux cousins de 13 et 11 ans que nous avons rencontrés au marché. Ils ont suivi notre invitation (une heure de marche à pied), le conte leur a plu mais c’était trop court! Ils nous racontent leur vie: un des pères est mort, l’autre a disparu, les mères ne font que boire et vendent tout ce qu’il y a à la maison. La police a une fois enlevé les enfants à leurs mères pour les placer en institution – ce qui était bien là-bas, c’est qu’ils allaient régulièrement à l’école, mais on les battait. Le dimanche, Igor va à l’église, pour parler avec le pope; pendant la semaine, il fait des petits boulots – pour avoir de quoi vivre. Tout ça est raconté sur un ton sobre, avec quelques sourires. Nous aimerions garder Igor et Ilja, les adopter – Lena nous dit que beaucoup d’enfants vivent dans de telles situations.

Ce sont aussi les enfants qui nous rendent le départ le plus difficile – Roma pleure, Wanja veut venir avec Samuel en Suisse.

Après notre retour, la Suisse n’est plus la même: trop rutilante, trop facile. Et nous sommes un petit peu, juste un petit peu mal à l’aise dans nos vieilles habitudes, nos vieilles personnes….

Sibylle Naito
publié dans la revue La Vie de l’Ecole – St-Michel 2000